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des misérables... » En 1775, on n'ose plus constater le miracle et on néglige de nous dire si Louis XVI a guéri les écrouelles qu'il a touchées. Mais c'est là la seule différence entre les deux cérémonies: le roi de 1775 est aussi absolu, aussi divin que celui de 1654.

Il est donc peu probable que Danton ait emporté de cette cérémonie du sacre des espérances civiques en rapport avec le prétendu serment de Louis XVI, tel que Rousselin l'imagina. N'est-il pas plus vraisemblable de croire que le spectacle archaïque du sacre et le scandaleux contraste entre l'attitude de la royauté et l'esprit du siècle firent naître dans cette jeune tête un premier ferment révolutionnaire? En tout cas, l'ébranlement causé à l'imagination de Danton par cette vue d'un roi intronisé ne lui valut pas, comme le veulent Béon et Rousselin, les plus éclatants succès scolaires. C'est encore une légende il ne fut qu'un assez bon élève, pas des premiers. Je serais plutôt porté à l'en féliciter. Si son esprit eût été apte à recevoir l'enseignement de ce temps-là, tout vers latin et amplification, serait-il devenu un homme d'Etat moderne et pratique, un orateur original? Danton ne fut pas un fort en thème, et c'est presque tant mieux.

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On rapporte aussi qu'en rhétorique on l'appelait l'antisupérieur, le républicain. Un jour, il s'opposa victorieusement à ce qu'on donnât la férule à son camarade Paré, le futur ministre de l'intérieur. Cette jolie historiette est plus vraisemblable.

III

Au sortir du collège, son oncle, le curé de Barberey, voulait le faire entrer dans la carrière ecclésiastique. Il préféra faire son droit. Le voilà à Paris, en 1780, clerc chez un procureur au Parlement, nommé Vinot'. Il est chargé de faire le palais, pour apprendre la procédure. Cela ne l'amusait pas. Il aimait mieux, d'après Rousselin, se livrer à l'escrime, à la paume, à la natation. De l'endroit où il prenait ses ébats dans la Seine, on voyait les tours de la Bastille, « et plus d'une fois les baigneurs ont entendu Danton, dressant sa tête comme un triton, jeter une menace du côté de la prison d'Etat et s'écrier de sa voix vibrante : Ce château fort, suspendu sur notre tête, m'offusque et me gêne. Quand le verrons-nous abattre ? Pour moi, ce jour-là, j'y donnerai un fier coup de pioche 2 ! »

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C'est alors, étant clerc chez Vinot, qu'il fit une longue maladie, et c'est pendant cette maladie qu'il aurait, d'après Rousselin, lu l'Encyclopédie TOUT ENTIÈRE3, étudié Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Beccaria, et surtout Buffon, dont il aimait à réciter des pages.

1. Ce Vinot était procureur au Parlement depuis 1778. I} demeurait rue Saint-Louis-en-l'Ile, n° 12.

2. Rousselin, ap. Robinet, p. 165.

3. « Il s'obstina à lire l'Encyclopédie tout entière, et il avait achevé ce labeur si considérable avant que la convalescence fù. terminée. » Rousselin, ibid., p. 166

L'Encyclopédie tout entière! Elle forme dix-sept volumes in-folio, plus onze de planches. En lisant dix heures par jour, il me semble difficile qu'on en puisse achever un de ces volumes en moins de quatre jours total pour toute cette lecture, soixante-huit. jours; ou plutôt le malade serait mort de ce régime au bout d'une semaine. Il y a évidement ici encore une exagération amicale. Nous serons sans doute dans le vrai en disant que Danton, qui d'ordinaire n'aimait pas s'enfermer à lire, fut amené par sa convalescence à parcourir plus d'un article de l'Encyclopédie et qu'ainsi les idées et la méthode de Diderot pénétrèrent dans son esprit.

Ce n'est pas un lettré pédant comme Robespierre, un amoureux de la forme comme Vergniaud. Mais ce n'est pas non plus un ignorant. Il se fit à lui-même, un peu au hasard, une culture variée, personnelle, surtout moderne et française. Nous avons vu qu'il sortit du collège de Troyes aussi libre de scolastique. que l'élève fabuleux de Rabelais. Il est le seul homme de la Révolution dont l'esprit ne soit pas dominé par l'antiquité gréco-latine, comme l'indique le catalogue de sa bibliothèque, publié par M. Robinet. Voici deux Virgiles, l'un italien, par Caro, l'autre anglais par Dryden. Voici un Plutarque en anglais, un Démosthène en français. Le hasard n'a sans doute pas présidé à ce choix de livres, d'ailleurs peu nombreux: on sent des préférences humoristiques, une fantaisie personnelle et antipédante, surtout un vif sentiment de la modernité française et étrangère.

Il savait et parlait l'anglais et l'italien. Il possède. dans le texte original, Shakspeare, Pope, Richardson, Robertson, Johnson, Adam Smith, le Tasse, Arioste, Dante.

Comme tous ses contemporains, il aime et cite Corneille, mais je remarque qu'il lisait aussi Rabelais, et ce goût était assez rare au XVIIIe siècle.

Telle était la variété originale que ce prétendu ignorant avait su mettre dans son savoir, avec la visible préoccupation de se préparer plutôt à l'action qu'à la littérature.

IV

Il termina son droit, alla prendre ses grades à Reims, revint à Paris exercer la profession d'avocat, et, selon Rousselin, gagna le procès d'un berger contre son seigneur, devant le Parlement. Son factum fut imprimé ; mais je ne l'ai pas retrouvé. Rousselin dit que, dès lors, en 1785, il osait y parler de l'égalité devant la loi et obtint des éloges de Gerbier, Debonnière, Hardouin et Linguet.

Bientôt il acheta une charge d'avocat aux Conseils du roi.

Le 29 mars 1787, Me Huet de Paisy lui vendit son «état et office héréditaire d'avocat des Conseils du roi »>. Ses provisions lui furent délivrées le 12 juin 17871.

1. J'en ai publié le texte dans la revue la Révolution française, t. XLI, p. 270.

Qu'était un avocat aux Conseils du roi ?

« C'est, dit Guyot dans son Répertoire, un avocat établi pour instruire, discuter et plaider toutes les affaires qui se portent dans les différents Conseils du roi ou devant les différentes commissions du Conseil, et pour présenter et suivre toutes les demandes qui sont de nature à y être portées1. »

La multiplicité et la variété de ces objets fait dire à Guyot que « la science du droit public du royaume est surtout nécessaire à l'avocat aux Conseils >>.

C'était là une excellente école pour Danton.

La charge d'avocat aux Conseils du roi était très honorifique. Un règlement de 1738, émané de d'Aguesseau, disait : « Les avocats aux Conseils sont considérés comme étant toujours à la suite de Sa Majesté ; en conséquence, ils jouissent de tous les privilèges, franchises, prérogatives, exemptions et immunités des communaux, tant qu'ils exercent les fonctions de leur office, et lorsqu'après vingt ans d'exercice ils ont obtenu des lettres de vétérance. >>

C'est probablement l'importance de ces prérogatives qui tourna la tête à Danton et le porta à séparer par une apostrophe la première lettre de son nom des suivantes.

Danton acheta sa charge pour la somme de 78.000 livres, dont il emprunta la plus grande partie à unc demoiselle Duhaultois et à son futur beau-père,

1. L'Almanach royal de 1788 énumère 72 avocats aux Conseils. Le nombre en avait été fixé à 73 par les lettres patentes du 20 septembre 1783.

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