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vaient rien, crurent qu'ils allaient tout envahir ou tout partager; les grands propriétaires crurent qu'en se soumettant aux nouvelles lois, et consentant à de légers sacrifices, ils conserveraient leurs propriétés et leurs droits légitimes. Cet homme habile lia, par cette politique adroite, et les uns et les autres à un gouvernement dont les bases, posées avec beaucoup d'art, les amenaient chaque jour à de nouvelles espérances et à de nouveaux sacrifices, mais si bien gradués, que ces espérances paraissaient naître les unes des autres, et que chaque nouveau sacrifice semblait devoir être le dernier; il les tint ainsi isolés de leurs intérêts communs en créant à chacun d'eux un in

térêt qui lui devint propre, les empêchant de se rallier, ceux-ci pour défendre une vie et des biens qu'ils n'imaginaient pas que l'on cherchât à leur ravir, ceux-là pour s'assurer de la réalité des magnifiques promesses dont on les repaissait./

Ce qui caractérise surtout la révolution française, c'est qu'elle a toujours marché sous une forme légale, lors même qu'elle s'éloignait le plus des principes de la justice. Conduite par des hommes de loi habitués dès leur enfance à manier les armes du barreau, à s'en servir et pour attaquer et pour défendre, ils préférèrent, avec raison, les moyens du parlage et de la loi, au sceptre tranchant du guerrier que leurs mains débiles n'eussent su porter. Ils eurent même l'habileté de ramener leurs adversaires à cet unique genre de combat qui

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leur était si défavorable : toutes les résistances se réduisirent à une discussion de parlage et à une lutte d'opinion.

C'était à ce tribunal mobile qu'étaient portés depuis quelque temps les intérêts de la nation. Il avait fait justice des parlemens, de Maupeou, de la cour plénière, des grands bailliages; il avait prononcé le rappel de Necker et la convocation des états-généraux : mais alors l'opinion publique, guidée par des hommes instruits, aimant l'État, n'amenait que des changemens utiles, et repoussait les nouveautés dangereuses et les entreprises contraires aux droits de la nation.

La convocation des états-généraux ayant appelé aux affaires une foule d'hommes sans propriétés, étrangers aux connaissances politiques, à la science du gouvernement, ce ne furent plus les gens instruits qui dirigèrent l'opinion, ce furent ces hom→ mes. Leur système ne tendait qu'à tout désorganiser, parce qu'ils n'apercevaient le but de rien; que, considérant chaque rouage séparément, ils ne pouvaient découvrir leurs liaisons ni leurs rapports à une unité d'action et de force. Sentant bien que les gens instruits s'opposeraient à leurs vues destructives, ces hommes eurent recours au peuple; il leur fut aisé de lui faire adopter un système qui s'accordait avec ses intérêts. La France se trouva toutà-coup partagée en deux classes ennemies, celle des propriétaires et celle, beaucoup plus nombreuse, des non-propriétaires. L'opinion n'eut plus

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pour base l'estime ni la confiance qu'inspirent la connaissance des talens, la certitude des lumières, de la probité. Le peuple s'en empara et y soumit ceux mêmes qui lui avaient remis cette arme entre les mains, les forçant de marcher lorsqu'ils voulurent s'arrêter, les poussant d'extrêmes en extrêmes, les contraignant de prendre sa volonté pour règle et pour droit, sous peine de se voir enveloppés dans la proscription générale. Il éloigna des places les hommes instruits, les hommes probes; il y nomma les fripons, les intrigans qui, depuis ce nouveau chemin des honneurs et des richesses > s'étaient déclarés hautement pour lui et avaient feint d'adopter tous ses sentimens.

Les constitutionnels venaient d'éprouver les effets de cette marche de l'opinion; ils avaient été contraints de céder leurs places à une nouvelle assemblée, ne laissant autour d'eux que des décombres une constitution sans code de lois, livrée à l'interprétation arbitraire des différentes autorités qu'ils avaient créées. Les précautions conservatrices qu'ils prirent pour la garantir des attaques des différens partis, furent la principale cause de sa chute. Guidés par cet esprit méfiant qui leur montrait partout des ennemis, ils armèrent les pouvoirs les uns contre les autres; croyant ne les mettre que dans un état réciproque de défense, ils les mirent dans un état réel de guerre, et leur donnèrent le signal du combat.

Les départemens, agens en apparence du pou

voir exécutif, mais en effet beaucoup plus dépen-
dans du pouvoir législatif, incertains de celui des
deux auquel ils appartenaient, ne furent que spec-
tateurs indifférens de leurs querelles. Quant au roi,
garrotté de mille liens, et nul pour la constitu-
tion, il excitait également, par son action et son
inaction, l'inquiétude et la défiance du peuple qui,
se rappelant toujours ce que Louis XVI était au-
trefois, et craignant qu'il ne pût l'oublier lui-même,
soupçonnait sa droiture et ses intentions. Il devait
être et il fut le but de mire de tous les partis, et
la victime expiatoire qu'il leur fallut immoler à
leur
propre
sûreté.

Les constitutionnels, en subordonnant ainsi les autorités légitimes à leurs folles terreurs, avaient laissé subsister à côté d'elles un pouvoir étranger à la constitution, incompatible avec tout gouvernement, qui ne tarda pas à paralyser, et bientôt après à anéantir les autres pouvoirs. Le club des jacobins de Paris, étendant ses affiliations et ses correspondances dans toutes les parties de l'empire, devint le véritable souverain. Les clubistes composèrent seuls la nation; tous animés d'un même esprit formaient une unité politique : nul sentiment que le sentiment de la liberté la plus indéfinie, nulle règle

que

la volonté des chefs; nulle qualité pour devenir chef, que l'impudence à se produire, l'audace à tout entreprendre, l'enthousiasme réel ou factice de l'égalité sociale; point de rivalité, point de jalousie. Là chacun était mis à sa véritable place,

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le sot et l'homme d'esprit, l'homme égaré et le fripon reconnu là chacun avait son lot des honneurs et des dépouilles, comme il avait son lot du crime et de l'infamie. Les chefs, maîtres et régulateurs de l'opinion publique, distribuaient ou retiraient à leur gré la faveur populaire, sans laquelle on n'est rien dans un gouvernement représentatif, et forçaient ainsi l'ambition de chacun de se rallier à l'ambition de tous.

L'Assemblée législative, presque toute formée sous l'influence des clubs, ouvrit ses séances aux acclamations d'une foule de clubistes qui venaient applaudir les choix qu'ils avaient faits. Plusieurs députés étaient animés d'une violente haine contre la cour et contre les constitutionnels. Brissot, Condorcet et Fauchet (1), évêque du Calvados, avaient des vengeances personnelles à exercer. Les trente-trois membres de l'Assemblée constituante, attachés au parti d'Orléans, gouvernaient les jacobins. Tout

(1) « On a prétendu, dit un biographe, que l'évêque Fauchet ayant été nommé prédicateur du roi, Louis XVI, qui avait le jugement très-sain, fut peu édifié de sa manière de prêcher, et fut surtout si fatigué de ses antithèses qu'il en témoigna quelque mécontentement: ce fut ce motif caché, poursuit le même historien, qui fit embrasser avec ardeur à l'abbé Fauchet les principes de la révolution, et vouer à la cour une haine secrète et profonde. » C'est peut-être à ce fait que M. de Ferrières fait allusion, lorsqu'il dit que Fauchet avait des haines personnelles à exercer.

(Note des édit.)

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