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Quelque concis que soient ces deux passages, il est impossible de n'y pas reconnaître à l'instant les traits caractéristiques de ce préjugé que nous n'avions pas encore rencontré dans l'histoire des aberrations de l'esprit humain.

Le duel s'y montre, tout à la fois, comme un moyen de terminer les querelles privées par la voie des armes, et comme un acte de superstition par lequel on consulte la divinité sur un point douteux.

Telle est aussi la double nature qu'il a conservée depuis l'invasion des barbares jusqu'à l'abolition du combat judiciaire.

Or, en supposant tout un peuple imbu de cette idée que, dans une lutte à armes égales, la divinité donnera toujours la victoire au bon droit, le préjugé du combat judiciaire pouvait se déduire, avec une apparence de raison, d'une telle croyance admise comme article de foi.

Le champion qui entrait en lice avec l'homme atteint d'une accusation capitale n'avait pas mission de tirer par sa main vengeance du crime imputé à son adversaire. Autrement, ils n'auraient pas combattu ensemble sur le pied de l'égalité; car la loi n'avait pas répudié tout principe de justice au point de faire la chance égale à l'assassin

tum explorant. Ejus gentis cum quâ bellum est captivum, quoquo modo interceptum, cum electo popularium suorum patriis quemque armis committunt victoria hujus vel illius pro præjudicio accipitur. (Tacit., Germania, c. 10.)

et à l'assassiné ; mais, dans ce système judiciaire, il n'y avait, avant l'issue du combat, ni crime prouvé, ni peine méritée, aux yeux des juges. On ne mettait les parties aux prises en champ clos que pour consulter la divinité par une épreuve; et comme la loi, si elle était superstitieuse, voulait du moins être logique, elle ordonnait que, dans les causes capitales, un gibet fût préalablement dressé, pour y suspendre celui que l'issue de la lutte aurait déclaré coupable.

Le combat judiciaire n'était donc, en quelque sorte, qu'un avant-faire-droit d'après lequel le jugement était rendu, suivant l'expression de Tacite: Victoria hujus vel illius pro præjudicio ac» cipitur. » Le combat fini, le juge remontait sur son siége et appliquait au vaincu la peine portée par la loi.

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On verra, dans la suite de notre exposé, comment cette première forme du préjugé s'est modifiée dans les siècles suivants, et comment le duel proprement dit, en prenant la place du combat judiciaire, a laissé tomber le masque sous lequel il s'était jusque-là produit dans le monde.

A mesure que les esprits s'éclairaient davantage, l'élément superstitieux du préjugé disparaissait; on n'ajoutait plus foi à ces épreuves que les législateurs du moyen âge qualifiaient sérieusement de jugement de Dieu; mais, par une étrange anomalie, les mœurs retinrent le com

bat, moins le jugement qui en était la sanction et comme l'excuse.

Dans le duel moderne, en effet, il ne s'agit plus de discerner la culpabilité douteuse ou l'innocence suspecte. La vérité des faits est censée pleinement connue au moment où les deux parties se rendent au lieu du combat. Il y a presque toujours, d'un côté, un offenseur, c'est-à-dire, quelque nom qu'on lui donne, un coupable, qui aggrave ses torts par un refus d'excuse; de l'autre, un offensé, c'est-à-dire un innocent, dont l'honneur outragé réclame vengeance. La justice comme la raison voudraient que la peine fût pour le coupable, la réparation pour l'innocent; quelle est donc cette étrange loi qui exige que les armes soient égales des deux parts, que la poitrine de l'honnête homme offensé reste découverte comme celle de l'ennemi qui l'a outragé?

Préjugé pour préjugé, celui qui réservait le châtiment au vaincu présumé coupable n'étaitil pas moins absurde que celui qui condamne l'innocent, reconnu pour tel, à essuyer le feu de son adversaire, si celui-ci se trouve favorisé par le sort, que l'on tient maintenant pour aveugle!

L'histoire a des problèmes qui ne seraient jamais résolus si l'on ne rencontrait, dans quelques circonstances accessoires, l'explication que le fond même du sujet ne peut fournir.

La fréquence des duels aux seizième et dixseptième siècles est, à nos yeux, un de ces pro

blèmes.

Le préjugé du point d'honneur ne suffirait point pour en donner la raison, si d'autres causes n'étaient venues disposer les esprits à cette sorte de manie homicide.

Mais, d'un côté, le sceptre des rois et surtout leur main de justice pesaient encore à tant de seigneurs dont il avait fallu détruire les priviléges pour étendre ceux de la couronne. Ils voyaient dans le duel un souvenir de leur ancienne indépendance, un reste de leur droit de guerroyer et de tirer par eux-mêmes vengeance de leurs injures.

C'était en même temps un moyen, qui plaisait à leur fierté, de séparer leur justice de celle du vulgaire, en se dispensant de comparaître devant ces courts layes où gentilshommes et vilains se trouvaient assujétis aux mêmes formes de procédure.

Deux sentiments pleins d'énergie dans l'âme d'une noblesse ardente, celui d'une révolte jalouse envers l'autorité des rois, et celui d'un profond mépris pour tout ce qu'Étienne Pasquier appelle les sophistiqueries des gens de loi, concouraient donc à précipiter les seigneurs dans ce travers qui n'avait même plus la consistance d'un préjugé.

C'est ainsi que le duel avait pris, sous le règne

de Louis XIV, une couleur de sédition qui fit sa Vogue en couvrant sa folie.

Mais l'instinct nobiliaire, après avoir remplacé, pendant trois siècles, le préjugé superstitieux du moyen âge, a disparu à son tour devant les idées nouvelles que la révolution de 1789 à fait prévaloir.

En pénétrant dans le vieil arsenal de la féodalité, le tiers état y a trouvé, parmi les dépouilles des vaincus, l'épée du duel. Il s'en est saisi par droit de conquête, et l'on conçoit que, dans les premiers temps de son triomphe, il ait éprouvé une joie d'enfant à manier cette arme dont il lui avait été interdit jusque-là de se servir.

Mais ce prestige s'étant bientôt évanoui comme tous les autres, quelle force le duel a-t-il conservée dans nos mœurs actuelles?

Ce n'est pas assurément celle d'une croyance superstitieuse, car il n'est pas de duelliste qui ne tînt à injure qu'on lui supposât l'esprit assez étroit pour croire à une intervention divine qui assurerait toujours la victoire au bon droit.

Le duel aujourd'hui n'est pas davantage un préjugé de caste ou de profession; car la lice est ouverte à tous: nulle condition ne met à l'abri d'un cartel.

Qu'est ce donc, si ce n'est un moyen violent d'éviter le déshonneur que l'opinion attache à certaines injures pour lesquelles nos lois n'ont pas maintenant de répression suffisante?

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