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un temps calme, une mesure ordinaire d'habileté peut suffire au pilote. L'orage qui se prépare en nécessite de plus expérimentés; si le vaisseau venait à sombrer, nous péririons tous avec lui. »>

L'ambassadeur d'Angleterre venait d'arriver à Paris. Lord Whitworth était d'un caractère résolu et simple, sans goût et sans habileté pour les manœuvres compliquées de la diplomatie; le premier consul l'avait bien accueilli, bientôt la conversation s'engagea. « Il nous reproche surtout de n'avoir pas évacué l'Égypte et Malte, écrivit l'ambassadeur à lord Hawkesbury. Rien ne me fera accepter cela, m'a-til dit. Des deux, j'aimerais mieux vous voir maîtres du faubourg SaintAntoine que de Malte. Mon irritation contre l'Angleterre va toujours croissant, chaque vent qui souffle d'Angleterre m'apporte le témoignage de la haine et de l'inimitié. Si j'avais voulu reprendre l'Égypte par force, je l'aurais pu il y a un mois, en envoyant vingt-cinq mille hommes à Aboukir; mais j'y perdrais plus que je n'y gagnerais; tôt ou tard l'Égypte appartiendra à la France, soit par la chute de l'empire ottoman, soit par quelque arrangement conclu avec lui. Quel avantage aurais-je à faire la guerre? Je ne puis vous attaquer qu'au moyen d'une descente sur vos côtes. J'y suis résolu. Je me mettrai moi-même à la tête. Je sais bien qu'il y a contre moi cent chances pour une, mais je le tenterai si j'y suis contraint, et je vous réponds que, dans la disposition des troupes, armée après armée sera prête à en courir le péril. Si la France et l'Angleterre s'entendaient, l'une avec l'armée de 480 000 hommes dont elle va disposer, l'autre avec la flotte qui l'a rendue maitresse des mers et que je ne pourrai pas égaler avant dix ans, elles pourraient gouverner le monde; elles le ruineront par leur hostilité. Rien n'a pu triompher de l'inimitié du gouvernement anglais; maintenant nous en sommes venus à ce point : Voulez-vous la paix ou la guerre? C'est de Malte que cela dépend. » Lord Whitworth essayait en vain quelques réclamations. « Je suppose que vous voulez parler du Piémont et de la Suisse? Ce sont des bagatelles! Il fallait prévoir cela pendant les négociations, vous n'avez pas le droit de vous plaindre à cette heure! >

L'ardeur belliqueuse du Parlement et de la nation anglaise répondait aux déclarations hostiles du premier consul; il avait compté sur un désir plus obstiné de la paix et sur l'inquiétude que produiraient ses menaces. Il essaya une fois de plus l'effet calculé d'un des accès de violence auxquels il était sujet et dont il avait coutume de se servir.

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Le message de Georges III au Parlement était connu du premier consul lorsque, le dimanche 15 mars (1803), l'ambassadeur d'Angleterre se présenta aux Tuileries. Bonaparte était encore dans l'appartement de sa femme; lorsqu'on annonça lord Whitworth, il entra aussitôt dans le salon. La foule était nombreuse; le corps diplomatique se trouvait là tout entier. Le premier consul s'avança vers lord Whitworth. ( Vous avez des nouvelles de Londres? » demanda-t-il; puis, sans laisser à l'ambassadeur le temps de répondre : « Ainsi vous voulez la guerre! Non, reprit lord Whitworth, nous connaissons trop bien les avantages de la paix. Nous avons déjà fait la guerre dix ans, vous voulez la faire encore quinze ans, vous m'y forcez!» Il arpentait à grands pas le cercle des assistants confondus. « Les Anglais veulent la guerre, dit-il en s'arrêtant devant les ambassadeurs de Russie et d'Espagne, MM. de Markoff et d'Azara; mais s'ils sont les premiers à tirer l'épée, je ne serai pas le dernier à la remettre dans le fourreau! Ils ne veulent pas évacuer Malte; puisqu'on ne respecte pas les traités, il faut les couvrir d'un crêpe noir!» Lord Whitworth était resté immobile à sa place, le premier consul revint à lui. « Comment a-t-on osé dire que la France armait? Je n'ai pas un seul vaisseau de ligne dans nos ports! Vous voulez vous battre, je me battrai aussi! On peut tuer la France, milord, mais l'intimider, jamais! Nous ne voulons ni l'un ni l'autre, reprit l'ambassadeur; nous n'aspirons qu'à vivre en bonne intelligence avec elle! - Alors, il faut respecter les traités, s'écria Bonaparte; malheur à ceux qui ne respectent pas les traités! »

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Il sortait, les yeux étincelants, le regard courroucé, lorsqu'il s'arrêta un moment; le sentiment de la mesure avait repris possession de son esprit. « J'espère, dit-il à Lord Whitworth, que la duchesse de Dorset se porte bien, et qu'après avoir passé la mauvaise saison à Paris, elle y pourra passer la bonne; » puis tout à coup, et comme ressaisi par sa colère passée « Cela dépend de l'Angleterre; si tant est que nous dussions faire la guerre, la responsabilité en sera tout entière, aux yeux de Dieu et des hommes, à ceux qui nient leur propre signature et refusent d'exécuter les traités. >>

Il était dans les habitudes de Bonaparte de se calmer subitement après l'éclat de sa violence. Quelques jours se passèrent en efforts sincères de M. de Talleyrand et de Lord Whitworth pour imaginer des

Femme de Lord Whitworth.

expédients pacifiques; l'ambassadeur avait reçu du cabinet anglais son ultimatum : «< 1° la cession de l'île de Lampédouse; 2° l'occupation de Malte pendant dix ans ; 3° l'évacuation de la République batave et de la Suisse; 4° une indemnité pour le roi de Sardaigne. A ces conditions l'Angleterre reconnaîtrait le royaume d'Étrurie et la République Cisalpine. »

La vivacité de l'opinion publique en Angleterre avait imposé au ministère la résolution de son attitude; les conséquences n'en pouvaient être douteuses. En vain Lord Whitworth retarda-t-il jusqu'aux dernières limites de son pouvoir le départ dont il avait reçu l'ordre; les avances de M. de Talleyrand et les concessions du premier consul ne touchaient pas sérieusement au fond des questions en litige. La pensée de Napoléon restait la même : « Je ne veux pas qu'ils aient deux Gibraltar dans la Méditerranée, un à l'entrée, l'autre au milieu. » L'ambassadeur quitta Paris le 12 mai, voyageant à petites journées comme pour éloigner encore l'inévitable rupture entre les deux nations; en même temps le général Andréossy, accrédité auprès du roi Georges III, quittait Londres. Les deux ambassadeurs se séparèrent le 17 mai à Douvres, tristes et graves comme des hommes qui avaient vainement tenté d'éviter à leur patrie et au monde des douleurs et des efforts inouïs.

C'était l'usage hautain et rude de la marine anglaise de courir sus aux navires de commerce du pays ennemi aussitôt que la paix était rompue; deux vaisseaux de commerce français furent ainsi capturés au lendemain du départ du général Andréossy pour Calais. Le premier consul répondit à cet acte d'hostilité en faisant arrêter et bientôt interner sur divers points du territoire tous les Anglais séjournant ou voyageant en France. Quelques-uns avaient récemment reçu de M. de Talleyrand les assurances les plus formelles pour leur sécurité. << Beaucoup d'Anglais s'adressèrent à moi, dit Napoléon dans le Mémorial de Sainte-Hélène; je les renvoyai constamment à leur gouvernement. De lui seul dépendait leur sort. » L'Angleterre ne réclama pas ses nationaux, elle persista résolùment à laisser peser sur son auteur cet acte odieux, désapprouvé par ses plus fidèles serviteurs. Aucun Français ne fut inquiété sur le territoire anglais.

L'Europe était agitée et inquiète, retranchée encore dans sa neutralité plus ou moins malveillante, effrayée des conséquences qu'elle prévoyait du renouvellement de la lutte entre la France et l'Angleterre.

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