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situé au Champ de Mars; il marchait en avant, non sans affectation; ses collègues avaient ralenti le pas, il se retourna, s'écriant d'un ton impérieux « Eh bien! on ne me suit pas?» Un léger murmure parcourut les rangs de la Convention; les révolutionnaires avaient depuis longtemps oublié l'accent du maître. Lecointre, de Versailles, osa s'approcher du triomphateur. « J'aime la morale de ton discours, dit-il, mais toi, je ne t'estime guère. » Dans l'orgueilleuse satisfaction de sa vanité personnelle, Robespierre avait oublié combien sont fragiles les grandeurs révolutionnaires; le trône sur lequel il venait de monter commençait déjà à s'ébranler.

Les amours-propres avaient été blessés; les craintes personnelles. commençaient à s'émouvoir comme les amours-propres. A travers les cérémonies sentimentales et les déclarations religieuses décrétées par le dictateur, l'échafaud n'avait pas cessé d'être chaque jour inondé du sang des victimes. Le Comité de salut public avait adopté cette pratique de relier arbitrairement un certain nombre d'accusés, complices d'une conspiration imaginaire, pour les envoyer ensemble au supplice; c'est ainsi que périrent vingt-cinq magistrats du parlement de Paris et du parlement de Toulouse, majestueux encore entre leurs gardes, et conservant la fermeté de leur attitude devant les juges chargés de leur sentence. « Je reconnais ce lieu, répondit l'un des parlementaires à Fouquier-Tinville; c'est ici que la vertu jugeait le crime et qu'aujourd'hui le crime égorge l'innocence. » Quelques jours après son mari, naguère président au parlement de Paris, Mme de Rosambo, fille de M. de Malesherbes, montait sur l'échafaud avec son père. « Vous avez eu le bonheur de sauver votre père, disait-elle à Mlle de Sombreuil, moi je meurs avec le mien, et je vais rejoindre mon mari. - Encore si cela avait le sens commun! » disait doucement M. de Malesherbes en lisant son acte d'accusation. Il trébucha au moment d'entrer au tribunal révolutionnaire. « Ceci est de mauvaise augure, dit-il, un Romain serait rentré chez lui. » Les administrateurs du département de la Moselle, ceux de la ville de Sedan périrent en un seul jour. On avait jusqu'alors oublié ceux des habitants de Verdun qui avaient cherché à adoucir les vainqueurs en envoyant au-devant des Prussiens une députation de femmes. Le représentant en mission rappela ce méfait, les coupables furent dépêchés à Paris. Trente-cinq prisonniers, dont quatorze femmes, furent condamnés à mort; le tribunal révolutionnaire commua la peine de deux jeunes filles qui

n'avaient pas dix-sept ans; elles furent mises au carcan avec cette inscription « Pour avoir livré la ville de Verdun à l'ennemi en lui fournissant des vivres et des munitions de guerre. » La compassion publique triompha de la terreur; partout on plaignait les condamnées. Elles semblaient de jeunes vierges parées pour une fète, dit un prisonnier de la Conciergerie; elles disparurent tout à coup et furent moissonnées dans leur printemps. Le lendemain de leur mort, la cour des femmes paraissait comme un jardin dépouillé de ses fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous désolation pareille à celle qu'excita cette barbarie. »

Comme les femmes et les jeunes filles, le Comité de salut public poursuivait les hommes qui avaient le plus honoré la France aux yeux de l'Europe. Trente-deux fermiers généraux étaient accusés par un ancien employé d'avoir abusé des deniers de l'État. Une dette énorme s'élevait, disait-on, en témoignage contre eux; les richesses dont ils disposaient encore leur étaient funestes, ils furent condamnés sans souci des explications péremptoires qu'ils avaient fournies. Leur sort1 décida de celui du célèbre chimiste Lavoisier. « Fermier général comme eux, mais consacré par son libre et puissant génie aux plus nobles travaux de la science, il avait refusé en 1792 le ministère des contributions publiques que lui offrait Louis XVI, en demandant pour toute faveur le droit « d'éclairer le peuple sur ses devoirs ». En 1794, il refusa de s'empoisonner dans sa prison. « Je ne tiens pas plus que vous à la vie, dit-il à l'ami qui lui faisait cette proposition; mais pourquoi aller au-devant de la mort? Elle n'aura nulle honte pour nous. Nos vrais juges ne sont ni le tribunal qui nous condamnera, ni la populace qui nous insultera. Nous sommes atteints de la peste qui ravage la France. Nous donner la mort serait absoudre les forcenés qui nous y envoient. >>

Le 10 mai, vingt-cinq condamnés étaient rassemblés dans une salle de la Conciergerie. Au milieu d'eux, entourée du respect de tous, se trouvait Madame Élisabeth, longtemps oubliée au Temple, dans cette prison où elle servait de mère à sa malheureuse nièce. La veille au soir, elle avait été arrachée à la jeune fille en larmes. « Ne pleure pas, disait-elle, je vais remonter. Non, dirent les municipaux, tu ne remonteras pas, prends ton bonnet et descends. » L'interrogatoire de la princesse fut court. « Comment t'appelles-tu?-Élisabeth de France.

1 M. Guizot, Madame de Rumford.

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- Où étais-tu le 10 août? A côté du roi, mon frère, au château des Tuileries. — A côté du tyran, ton frère. Si mon frère eût été un tyran, dit fièrement Madame Élisabeth, ni vous ni moi nous ne serions à la place où nous sommes en ce moment. A quoi bon tant de questions? Vous voulez ma mort, j'ai fait à Dieu le sacrifice de ma vie, heureuse d'aller rejoindre au ciel ceux que j'ai tant aimés sur la terre.»

La princesse monta sur l'échafaud, la dernière parmi ses compagnes; plusieurs de ceux qui l'entouraient avaient été naguère à la cour; elle les encourageait à mourir pieusement, sans la légèreté railleuse ou la roideur stoïque que la philosophie avait substituée dans beaucoup d'âmes aux consolations religieuses. Comme le bourreau la saisissait de ses mains brutales, le fichu de Madame Élisabeth se dérangea. « Au nom de votre mère, couvrez-moi, monsieur, ditelle. Le bourreau obéit Madame Royale était désormais seule au Temple, seule destinée à survivre à tous les siens, séparée du malheureux enfant que le poids accablant de son nom condamnait d'avance au supplice et à la mort.

Ce n'était pas assez, les prisons devenaient trop étroites et les geô liers insuffisants pour garder les victimes. Des tentatives d'assassinat, maladroites ou puériles, avaient d'ailleurs menacé Robespierre et Collot d'Herbois. Legendre avait proposé pour eux une garde; l'indignation républicaine avait été bruyante: le dictateur résolut de se protéger lui-même par la destruction de tous ses ennemis. « Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas,» avait dit Barère. Un décret fut proposé pour précipiter les mouvements du Comité de salut public et pour ouvrir devant lui un chemin plus court vers la guillotine. « L'activité de la justice, dit Couthon, a été sans proportion avec celle des ennemis de la justice et avec leur multitude innombrable. Le tribunal révolutionnaire a été paralysé, les formes de son organisation ont permis aux conspirateurs de l'enlacer dans les entraves de la chicane. Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaitre; il s'agit moins de les punir que de les anéantir. Sous l'ancien despotisme, la philosophie demandait des conseils pour les accusés. Il eùt beaucoup mieux valu instituer des lois et des juges tels, que ce remède ne fût pas nécessaire. Les défenseurs naturels et les amis nécessaires des patriotes accusés, ce sont les jurés patriotes; les conspirateurs, tous ceux qui, par quelque moyen que ce soit et de quelques dehors qu'ils se couvrent, auront attenté à la liberté, à l'unité,

à la sûreté de la république ou travaillé à en empêcher l'affermissement, ne doivent en avoir aucun. »

Plus de délai, plus de témoins, plus de défenseurs! La Montagne elle-même recula d'épouvante. « Si ce décret était adopté sans ajournement, je me brûlerais la cervelle,» s'écria Ruamps. Saint-Just était en mission, il approuvait la proposition, mais il sentait le danger.

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Encore quelques châtiments, dit-il à Levasseur, et nous mettrons la clémence à l'ordre du jour. » Levasseur l'écrivit lui-même plus tard :

« Cette abominable loi du 22 prairial fit répandre des torrents de sang Robespierre insista. Le décret fut voté.

D

C'est un spectacle hideux de contempler l'entraînement du crime et de voir les hommes s'enivrer follement de leurs propres atrocités. Le tribunal révolutionnaire fonctionnait depuis le mois de mars 1793, le registre des condamnations s'élevait à cinq cent soixante-dix-sept personnes; du 22 prairial au 9 thermidor (10 juin-27 juillet 1794),

deux mille deux cent quatre-vingt-cinq malheureux périrent sur l'échafaud. Fouquier-Tinville avait compris la pensée de Robespierre; au banc des accusés il avait substitué des gradins sur lesquels il entassait à la fois la foule de ses victimes. Un jour il dressa la guillotine jusque dans la salle du tribunal.

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Le Comité de salut public eut un moment d'effroi. « Tu veux donc démoraliser le supplice? » s'écria Collot d'Herbois. Cent soixante accusés avaient été amenés du Luxembourg sous prétexte d'une conspiration dans la prison. On encourageait, parmi les détenus de bas étage, un système de délations qui fournissait des prétextes aux supplices. Les juges siégeaient au tribunal avec des pistolets sous la main; le président jetait les yeux sur la liste du jour, il appelait les accusés. << Dorival, connaissez-vous la conspiration? — Non. — Je m'attendais que vous feriez cette réponse, mais elle ne réussira pas. A un autre. — Champigny, n'êtes-vous pas ex-noble? — Oui. — A un autre. — Guidreville, êtes-vous prêtre? Oui, mais j'ai prêté le serment. Vous n'avez plus la parole. A un autre. Ménil, n'étiez-vous pas domestique de l'ex-constitutionnel Menou? - Qui. - A un autre. Vély, n'étiez-vous pas architecte de Madame? Oui, mais j'ai été disgracié en 1789 - A un autre. Gondrecourt, n'avez-vous pas votre beaupère au Luxembourg? -Oui. A un autre. Durfort, n'étiez-vous pas garde du corps? Oui, mais j'ai été licencié en 1789. A un

autre. >>

L'interrogatoire continuait. Les questions, les réponses, le jugement, la condamnation, tout était simultané. Les jurés ne sortaient pas de la salle, ils opinaient d'un mot ou d'un regard. Parfois des erreurs se glissaient dans les listes. « Je ne suis pas accusé,» réclamait un jour un prisonnier. «N'importe, dis ton nom; le voilà inscrit. A un autre.»> M. de Loizerolles périt sous le nom de son fils. Les plaisanteries se mèlaient aux sentences. La maréchale de Mouchy était vieille, elle ne répondait pas aux questions du président Dumas. « La citoyenne est sourde, » dit le greffier. « Mets qu'elle a conspiré sourdement,» rẻpondit Dumas. Il fallut interdire à Fouquier-Tinville d'envoyer chaque jour plus de soixante victimes à l'échafaud. « Ça va bien, disait-il, les têtes tombent comme des ardoises, avec mes feux de file; la décade prochaine, il faut que ça aille mieux encore, j'en veux quatre cent cinquante au moins. » Les listes étaient rédigées dans la prison même, par ces délateurs qu'on appelait des moutons. L'accusateur public, comme

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