péfié par ce peu de paroles, envisage l'affreuse vérité, et, sans répondre un seul mot au prisonnier, plus agité que celui-ci, cherche à se remettre de son trouble, pendant le temps employé à la lecture à voix basse d'une pièce aussi longue, dont l'écriture très ferme et sans rature, donnait au lecteur plus de facilité que n'en eût désiré le magistrat. — Parvenu à la signature, force est d'entrer en explications sur les volontés longtemps inébranlables de Favras et sur leur résultat. << Vous repoussez la mort (lui dit Talon) et vous y courez, avec cette différence que celle sur l'échafaud, à l'aide de cet écrit confié uniquement à ma loyauté, est glorieuse pour vous, infailliblement utile à votre famille, tandis que l'autre mort, infâme, cruelle peut être, aussi inévitable que la première, déshonore le dernier de vos descendants. Pensez-vous que mille bras vengeurs ne se lèveront point, dans toute l'Europe, pour vous punir d'avoir dirigé sur la tête de Monsieur et sur celle de la Reine le glaive qui mena çait la vôtre? D'effroyables calamités les suivront dans l'abîme où vous allez les jeter: il n'y aura pas pour vous ni pour les vôtres assez de honte et de violences particulières, consacrées à l'expiation impossible d'une si horrible délation. Vous êtes pieux, Monsieur de Favras, acceptez la palme du martyre; les cieux vous sont ouverts. La terre... elle sera légère pour vos enfants. Monsieur devra la vie à votre silence, et si, dans d'autres temps, il hésite à remplir ses devoirs envers votre famille, j'ai son honneur dans les mains. » - De tels raisonnements, présentés sous toutes les formes, dans la discussion la plus chaude, entre les supplications du juge et les menaces du condamné, n'étaient certes ni sans force ni sans vérité. Après trois heures de combat, de paroles d'honneur échangées, Favras céda, et Talon se retira, emportant son écrit et son engagement de garder le silence. >> Il est à peu près certain que l'auteur du récit. communiqué à Droz n'est autre que Semonville, l'alter ego de Talon dans ses manigances et ses intrigues ambitieuses. De là résulte pour ce témoignage une réelle valeur, mais, en même temps, eu égard au caractère du témoin, le devoir pour la critique de ne l'admettre que sous réserves. Le fond nous en paraît vrai, mais il a été, croyons-nous, surchargé et brodé par le narrateur (1). Ce qui est incontestable, c'est que Talon tenait de Favras un papier secret, contenant certains aveux, dont son possesseur ne négligeait pas de se prévaloir et qui obligeait de le ménager (2). Ce qui n'est pas impos (1) On a remarqué que l'expédient dont la Reine aurait fait usage pour faire connaître son assentiment au projet de Favras, selon le récit reproduit par Droz, semble une réminiscence de l'un des incidents de l'affaire du collier. (2) Cela est mis hors de doute par les deux passages suivants de la correspondance du comte de la Marck publiée par M. de Bacourt. L'un figure dans une lettre adressée par M. de la Marck à la Reine au mois de décembre 1790: « J'ai vu plusieurs fois M. Talon, et chaque fois il est entré dans des détails qui ne me permettent pas de douter qu'il voulait me témoigner une confiance illimitée. Il m'a montré l'original d'un écrit important dont je ne parlerai point ici d'une manière plus étendue, parce que je suppose que la Reine en a eu connaissance par M. de Mercy, avec qui j'ai lieu de croire que M. Talon communiquait par l'entremise de M. de Bougainville. Il est évident pour moi que la partie de cet écrit qui pourrait compromettre Votre Majesté n'est que le résultat d'une perfide machination; mais il n'est pas moins certain que cette pièce, qui a une sorte d'authenticité, mérite une grande attention dans les circonstances actuelles. Je prendrai un jour la liberté d'en causer avec la Reine et de lui proposer quelques moyens très simples et très faciles d'effacer promptement toute trace incommode de cet sible, c'est que les aveux dont il s'agit, communiqués à titre confidentiel par le lieutenant civil à ses collègues du Châtelet, aient achevé de former, au détriment de l'accusé, la conviction de fait et la conscience technique de la majorité du tribunal. Le 18 février eut lieu l'audience dernière et définitive. Dès le matin une foule immense s'était répandue autour du Châtelet, inondant la place et les rues y aboutissantes. De temps à autre d'effroyables clameurs s'élevaient du sein de cette multitude: « Mort à Favras! L'aristocrate à la lanterne ! Le traître ou ses juges! » La Fayette avait mis sur pied des forces imposantes. Il avait déclaré répondre de la sûreté du tribunal et de l'accusé et de écrit. M. Talon tire une certaine force de la possession de cet écrit et ne manque pas d'estimer très haut le service qu'il a rendu en le conservant secret. On ne peut nier que ce ne soit un homme à ménager, et j'engagerais à le gagner, même quand il n'y aurait que le silence à obtenir de cet homme. »> L'autre passage se trouve dans une lettre de M. de la Marck au comte de Mercy-Argenteau, en date du 30 décembre de la même année « ... Une autre raison assez puissante devait décider à ménager M. T... Il est dépositaire de ce papier de Favras, que l'échafaud même n'a pu arracher à la faiblesse de celui-ci : j'ai vu ce papier en original; ce n'est presque rien, et cependant on doit tenir compte du service qu'a rendu celui qui l'a gardé secret. Dans un temps de révolution, où l'animosité cherche bien moins des preuves que des prétextes, je ne sais pas si les simples trigauderies d'un tiers ne suffiraient pas pour compromettre la vertu la plus pure. Il fallait donc gagner M. T... pour obtenir l'anéantissement de cette pièce. » Cf. la cinquième note de Mirabeau pour la cour, 28 juin 1790, dans la même correspondance. Droz nous donne sur la destinée ultérieure de ce papier secret les indications suivantes : « Talon garda la déclaration qui lui avait été confiée. Napoléon, dans les derniers mois de son règne, apprit l'existence de ce papier ac usateur de Monsieur; il voulut s'en rendre possesseur et ne put y parvenir. J'ai ouï assurer qu'après la restauration Mm du Cayla, fille de Talon, se presenta aux Tuileries et remit ce papier dans les mains de Louis XVIII. » l'exécution de la sentence, quelle qu'elle fût. Un nouveau rapport général, qui ne dura pas moins de cinq heures, fut présenté par le conseiller JeanNicolas Quatremère, issu d'une de ces familles de haute bourgeoisie parisienne, où se transmettaient de génération en génération, avec des qualités respectables et parfois d'admirables vertus (1), les funestes idées de Saint-Cyran et de Quesnel. Le procureur du Roi, M. de Brunville, persista dans ses conclusions. L'accusé, introduit et interrogé, persista dans ses dénégations. Il y ajouta, relativement au refus d'admettre ses faits justificatifs, des protestations dont il demanda et reçut acte du tribunal, puis il se retira. Me Thilorier plaida, pour la seconde fois, avec une véhémence indignée. Après lui, le baron de Cormeré, frère du marquis de Favras, comme lui tête active et entreprenante, prit la parole et défendit l'accusé de son mieux. Les débats clos, les juges délibérèrent pendant six heures. Vingt-huit voix encore se prononcèrent dans le sens du ministère public, sept contre; il y avait deux conseillers absents, et trois autres se récusèrent. La majorité, cette fois, était suffisante (2). La cour rentra en séance au milieu de la nuit. Les juges, épuisés de fatigue, montraient leurs pâles visages à la lueur des quinquets fumeux. En présence de l'auditoire suspendu à ses lèvres, en présence de (1) Anne-Charlotte Bourjot, mère du conseiller Quatremère, dit Quatremère de Roissy, femme de Nicolas-Etienne Quatremère, marchand de draps à Paris, anobli par Louis XVI en 1780, était, quant à ses œuvres charitables, une chrétienne du genre des Chantal, des Le Gras et des Miramion. Elle mourut le 16 mars 1790. (2) Cf. Duquesnoy, bulletin du 19 février 1790: « M. de Favras a été jugé hier à onze heures et demie du soir; de 38 juges, 32 ont opiné à mort; les six autres croyaient bien le crime prouvé, mais estimaient la peine trop sévère. » Mme de Cormeré et de Mme de Chitenay, bellessœurs de l'accusé, absent selon la coutume, toutes deux étouffant leurs sanglots avec leurs mouchoirs, le lieutenant civil Talon donna lecture de la sentence. Thomas de Mahy, marquis de Favras, était déclaré atteint et convaincu de complot contre la sûreté de l'État, avec projet d'assassinat contre plusieurs de ses personnages principaux, et, pour réparation, condamné à faire amende honorable devant Notre-Dame, nu-pieds, nu-tête, en chemise, la corde au cou, une torche ardente à la main, et à être ensuite conduit dans un tombereau à la place de Grève pour y être « pendu et étranglé jusqu'à ce que mort s'ensuive ». D'après la jurisprudence de l'ancien régime en pareille matière, l'exécution devait avoir lieu dans les vingt-quatre heures. Le lendemain 19 février, vers onze heures du matin, on vint chercher dans sa chambre Favras, encore ignorant de son sort. Il descendit, et entre les deux guichets de la prison, on lui demanda sa croix de Saint-Louis. Il en avait seulement le ruban ponceau à la boutonnière. Il refusa de le remettre à l'huissier et le donna à un sergent-major de la garde nationale qui accompagnait celui-ci. On le conduisit, selon l'usage, dans la chambre de la question, pour entendre la lecture de sa sentence, qui lui fut faite par le greffier, en présence du conseiller-rapporteur. Il entendit cette lecture avec beaucoup de calme et l'interrompit seulement deux ou trois fois pour protester de son innocence, notamment en ce qui concernait les projets d'assassinat.« Pour qui me prend-on ?» dit-il. Toutefois il laissa paraître quelque émotion quand le bourreau et ses valets se mirent en devoir de le garrotter, mais enfin il se |