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écoulés, dépassé la borne des idées du dix-huitième siècle, dans les esprits formés au sein des classes supérieures. L'expérience, sous ce rapport, est décisive, puisque parmi nos amis qui arborent le plus franchement l'étendard républicain, il ne s'est pas trouvé un appui, un seul appui, pour un système d'organisation politique fondé sur une vérité religieuse. La Montagne de 1848, puisqu'on l'appelle de ce nom, a besoin de méditer sur cette parole profonde de Robespierre: « Il s'agit d'élever à l'état de reli» gion cet amour sacré de la patrie, et cet amour plus »> sublime et plus saint de l'Humanité, sans lequel » une grande révolution n'est qu'un crime éclatant » qui détruit un autre crime. »

C'est pourquoi, sans nous affliger des dédains qui ont accueilli l'idée religieuse intervenant dans la politique, sans nous en glorifier aussi (car nous sommes trop partisan du dogme de la solidarité bumaine pour nous glorifier à cette occasion), nous remercions Dieu de nous avoir envoyé au sein de cette Assemblée afin de placer haut la Vérité, qui d'ailleurs est patiente comme son divin Auteur : Patiens quia æternus.

EXTRAIT DES SÉANCES

DE

L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Séance du mardi 5 septembre 1848,

PRÉSIDENCE DU CITOYEN ARMAND MARRAST.

L'ordre du jour était la discussion générale sur le Projet de Constitution.

LE CITOYEN PRÉSIDENT. La parole est au citoyen Pierre Leroux.

Plusieurs voix. La clôture! la clôture!

D'autres voix. Non! non! Laissez parler!

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*La sténographie du Moniteur est un véritable Daguerréotype de la parole. On ne saurait croire, avant de s'en être assuré, à quel degré d'exactitude cet art précieux est aujourd'hui parvenu. Mais cette fidélité, excellente pour les orateurs à qui la faveur de l'Assemblée laisse le calme nécessaire, devient une véritable infidélité pour ceux qui, comme moi, sont interrompus systématiquement à chaque phrase et souvent à chaque parole. Ces interruptions, en effet, nécessitent des répétitions fas

LE CITOYEN PRÉSIDENT. Du moment où la clôture est demandée, je dois consulter l'Assemblée.

(La clôture est mise aux voix et rejetée.)

LE CITOYEN PRÉSIDENT. La discussion continue; la parole est à M. Pierre Leroux.

Le citoyen PierrE LEROUX. Citoyens représentants, la science politique est encore dans l'enfance; nos luttes ténébreuses et notre anarchie profonde d'aujourd'hui, comme nos révolutions depuis cinquante ans, le prouvent, au surplus, de la façon la plus évidente.

Il n'y a pas cinquante aus que la machine à vapeur est inventée (On rit); mais, dès le jour de son invention, tous les mécaniciens se sont accordés sur les pièces qui composent cette machine, sur leur rôle, sur leur proportion; ils ne diffèrent même pas sur les perfectionnements à découvrir. C'est que la mécanique est une science, et que l'art du constructeur de machines est fondé sur cette science. Mais il n'en est pas de même pour la machine sociale. Pas de principe, pas de science qui serve de guide et de règle aux constructeurs de machines politiques, et à tous ceux qui s'érigent au sein de la société en tuteurs de cette société, sous les noms divers de rois ou d'empereurs, de princes, de ministres, de sénateurs, de représentants de la nation nommés par elle, et enfin de journalistes ne relevant que de leur pensée.

tidieuses que la sténographie reproduit avec ponctualité. Je me suis permis, dans la réimpression de mes discours, de supprimer quelques unes de ces répétitions. J'ai effacé aussi les négligences de langage qui m'étaient échappé. Enfin, en plusieurs endroits, j'ai rétabli les transitions que la hâte par trop grande de mes interrupteurs de me voir descendre de la tribune m'avait forcé de supprimer.

Cette remarque ne s'applique pas à ce premier discours, qui, sauf la conclusion, est extrait textuellement d'un de mes ouvrages, le Discours aux Politiques, et que j'ai lu à la tribune sur l'imprimé même, ce qui m'a valu les lazzi de M. Grandin.

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Cette nombreuse cohorte de mécaniciens politiques se divise à l'infini: tot capita, tot sensus. La plupart, il est vrai, au lieu d'idées, n'ont pour se diriger que leurs passions et leurs intérêts privés; mais les plus théoriciens même et les plus désintéressés manquent d'un principe. Vainement donc le soin des destinées sociales leur est confié ils sont, comme dit Homère, les pasteurs du peuple; mais, suivant le mot de l'Évangile, ce sont des aveugles qui conduisent d'autres aveugles. (Hilarité.)

J'appelle science politique une science véritable, fondée sur la nature des choses, c'est-à-dire sur la nature de l'homine. Cette science n'existe pas. Son principe n'existe pas, ou du moins n'est pas encore clairement révélé aux intelligences.

Si cette science existait, si son principe fondamental était connu, nos gouvernants et nos publicistes ne travailleraient pas empiriquement comme ils font depuis cinquante ans; ils invoqueraient cette science, ils s'accorderaient sur ce principe.

Nous avons eu depuis cinquante ans sept constitutions principales, sans compter un million de lois de détail, Pourquoi toutes ces constitutions sont-elles à l'antipode les unes des autres, sinon parce que la politique ne reconnaît pas encore un principe?

Nous avons eu depuis ces cinquante ans et nous avons encore la lutte incessante des factions. Pourquoi cette lutte, sinon parce qu'il n'existe aucun critérium de certitude dans l'art de la politique?

La politique est l'organisation des divers pouvoirs généraux de la société : c'est donc un art, et cet art doit relever de quelque principe certain. Mais il faut bien, je le répète, que ce principe n'ait pas été clairement révélé, puisque tous nos législateurs et tous nos écrivains politiques en sont encore au tâtonnement et à l'empirisme.

Ils ne s'accordent qu'au point de départ et sur l'énoncé du problème; tous reconnaissent que la science ou l'art politique a pour objet de déterminer quels sont les pouvoirs généraux nécessaires à l'existence d'une société, et comment ces pouvoirs doivent être organisés pour remplir le mieux possible les fonctions qui leur sont inhé

rentes.

Voilà, en effet, le problème; mais où est sa solution? Est-elle dans la constitution de 91, ou dans celle de 93, ou dans celle de l'an 3, ou dans celle de l'an 8, ou dans les constitutions de l'Empire, ou dans les élucubrations de Sieyès, ou dans la charte anglaise de Louis XVIII, ou' dans la nouvelle édition très peu corrigée donnée de cette charte en 1830? L'opposition radicale de toutes ces constitutions entre elles, et la lutte de tous les partis qui s' rattachent, prouvent non seulement que le problème n'est pas résolu, mais que le principe nécessaire pour le résoudre n'est pas connu.

Il faut donc en convenir, quelque étrange que cette idée paraisse au premier abord, tous les artistes en législation, tous les constructeurs de machines politiques, et avec eux tous les publicistes, tous les écrivains politiques, tous les journalistes qui depuis la révolution ont parlé, écrit, légiféré sur la politique, ont parlé, écrit, légiféré sans avoir un principe, un axiome fondamental dans cet art de la politique.

Oser dire cela, est-ce nous montrer irrévérencieux à l'égard de tant de nobles intelligences et de cœurs généreux qui ont servi la France depuis la révolution?

Non, pas plus que ce n'est manquer de respect aux politiques qui ont dirigé la monarchie française avant cette révolution, ou, en général, à tous les politiques dont l'histoire fait mention.

Il y a des sciences qui ne sont que d'hier; la philoso

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