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gitifs qui pouvaient être coupables, n'étaient pas dans le cas de la preuve. Je pensais qu'il fallait laisser fuir ces messieurs, et qu'il y aurait eu beaucoup de danger à les ramener à Paris, où un peuple, long-temps aigri et irrité, aurait pu leur faire un mauvais parti.

Ce jour, en effet, partirent et tous les ministres et MM. de Lambesc, de Vaudemont, de Broglie, de Vaudreuil, Berthier, Foulon, de La Vauguyon, M. et Mme de Polignac, M. le comte d'Artois, MM. de Condé, de Bourbon, d'Enghien, M. de Conti, etc. (1).

Je ne crois pas que M. d'Artois eût alors aucun projet, ni de guerre, ni de contre-révolution. Ses dispositions du mardi soir, ce qu'il me dit le mercredi matin, ne semblaient pas annoncer son départ. Il faut que depuis on l'ait alarmé pour sa sûreté. Je ne crois pas cependant que, s'il fût resté et qu'il se fût bien conduit, il eût couru aucun danger.

Une chose remarquable, c'est c'est que les écrivains journalistes, alors seulement patriotes, et depuis forcenés et vendus à l'esprit de parti, prêchaient encore l'ordre et la soumission à la loi. Un d'eux, fameux, l'auteur des Révolutions de Paris (2), di

(1) C'est de cette époque ( 18 juillet 1789) que date la première émigration. (Note des nouv. édit.) (2) Ce journal, qui était la propriété de M. Prudhomme, avait plusieurs rédacteurs. Il s'agit peut-être ici de Loustalot, l'un d'entre eux. (Note des nouv. édit.)

sait, en parlant du danger qu'avaient couru et M. Clouet (1) et l'abbé Tessier, qu'on avait pris pour l'abbé Roy (2): « Ces faits prouvent assez com>> bien il serait dangereux que le peuple osât se » faire justice lui-même. Pourtant lui seul est ca>>pable de certaines actions, lui seul a suspendu >> les premiers coups du despotisme ministériel, » tout prêt à fondre sur nos têtes mais : que le peuple, trop peu éclairé pour se conduire, se >> laisse guider par les citoyens; notre cause est la » même; nous ne pouvons le tromper; et c'est » cette union qui jusqu'à présent, osons le dire, >> a contribué à nos succès, au moins autant que »> nos efforts et son courage. » (Révol. de Paris, n 2).

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M. le duc du Châtelet a donné avant - hier sa démission de colonel du régiment des gardes-françaises (3). On a dit que la haine que le régiment

(1) Régisseur de l'Arsenal, qui faillit de périr par une méprise au siége de la Bastille. (Note des nous édit.)

(2) L'abbé Tessier ou l'abbé Cordier ( voyez plus haut, page 51) avait été arrêté aux portes de la ville, et pris pour un agent secret de la cour, et l'un des principaux instrumens de l'affaire de Réveillon. Il avait beau s'écrier qu'il n'était pas l'abbé Roy, on ne l'écoutait point; déjà il était menacé du supplice, lorsqu'il s'avisa de dire qu'il avait des choses de la plus grande importance à découvrir, et qu'il priait qu'on le menât à l'Hôtel-de-Ville, où il avouerait tout. Cette ruse lui réussit, et le sauva.

(Note des nouv. édit.) (3) Le duc du Châtelet avait été nommé colonel des gardes-françaises, au mois de novembre 1788, aussitôt après le décès du maréchal duc de Biron, son prédécesseur.

(Note des nouv.

.édit.)

lui portait avait beaucoup servi à la révolution; que les soldats auraient eu plus de soumission pour le maréchal de Biron. Voilà comment les grands événemens dépendent d'une infinité de petites causes réunies qui en sont les élémens. C'est à cette réunion que sont dus les succès, ce qui fait gagner la cause de la justice, de la raison et de la philosophie. Cependant il faut rendre la justice aux soldats de ce régiment et au colonel lui-même, qu'en le haïssant, ils n'ont pas cessé de l'estimer. lls sauvèrent ses jours menacés au passage de la rivière, vis-à-vis les Invalides. On cite une belle réponse d'un grenadier, dans une autre occasion. Les gardes -françaises voulurent enlever les canons qui étaient au dépôt. M. du Châtelet, présent, les refusa; la multitude armée, qui suivait les soldats voulut le forcer, et lui faire un mauvais parti. Un grenadier, qui était à coup sûr un homme aussi sage que brave, dit : « Mes amis, M. le duc ne re» fuse point de livrer les canons, et je suis certain » que vous le respecterez. Grenadier, quel est >> ton nom! lui dit du Châtelet. Mon colonel, >> mes camarades se nomment comme moi (1). »

Le comité des subsistances, au milieu de la détresse que j'ai peinte plus haut, était encore sans cesse alarmé sur le peu que nous possédions. Ce jour nous apprîmes que plusieurs voitures de farine étaient arrêtées par les habitans du Bourg-la-Reine,

(1) Révolutions de Paris, n° 2.

(Note des nouv, édit.)

qui ne voulaient pas les laisser passer. On députa vers eux des bandits pillaient les marchés sur la route de Rouen, et se sont emparés de vingt voitures de farine destinées pour Paris. Nous apprîmes que d'autres voitures, également destinées pour Paris, avaient repris à Bolbec le chemin du Havre pour éviter le même sort. Ces accidens, ces pertes nous exposaient à mourir de faim. Au Havre même on ne voulait pas laisser partir des farines pour Paris, parce qu'on se persuadait que c'était pour les troupes qui nous assiégeaient. Nous envoyâmes deux électeurs, MM. Castillon et Fortin, pour instruire les habitans du Havre, et leur demander le libre passage de nos subsistances. D'autres électeurs allèrent à Pontoise s'informer de ce que ce canton pouvait nous en fournir.

Un homme vint nous dire qu'il y avait de grands amas de blé, cachés dans les souterrains de Pontoise. Le comité décida qu'il y serait conduit, récompensé si l'avis était vrai, ramené à Paris et emprisonné si l'avis était faux, jusqu'à ce qu'il eût payé les frais du voyage. Cette sévérité était nécessaire dans un temps où les donneurs d'avis avaient souvent le motif d'exciter le peuple et de diriger des soulèvemens, ou au moins de se faire payer et nourrir pendant un temps, à l'aide d'un mensonge, qu'il n'était pas permis de négliger, sous peine de soupçon, de trahison, et qui cependant coûtait de la peine et des frais à l'Hôtel-de-Ville.

En effet, celui-ci, arrivé à Pontoise, a avoué

!

l'incertitude des notions qu'il avait annoncées comme certaines ; et on n'a rien trouvé. Il a été ramené, emprisonné, je n'en ai plus entendu parler. Il aura payé, ou, après quelques jours de prison, on l'aura relâché.

Dans la soirée, M. Roucher et trois autres députés du comité de Saint-Étienne-du-Mont, vinrent m'apporter des félicitations de ce comité. M. Roucher, poëte connu (1), peut-être d'abord trop loué, ensuite injustement déprimé, avait dans tous les temps soutenu, défendu mes opinions historiques et littéraires, et toujours loué mes faibles ouvrages. Voici ce qu'il m'adressa au nom du comité : << Monsieur, depuis long-temps la première place » de la municipalité attendait un grand citoyen. >> Vous l'étiez déjà sans doute, Monsieur, pour >> ceux qui, dans la société, avaient pu soulever le >> voile dont s'enveloppait votre modestie. Mais » pour l'écarter il fallait un grand événement : » l'Assemblée nationale s'est formée, et vous avez » été contraint de vous montrer tout entier. Il était » digne de la capitale de récompenser ce que vous >> aviez fait pour la nation. Vous en avez paru sur>> pris, mais votre nomination n'a étonné que vous.

(1) Auteur du poëme des Mois, et traducteur de l'ouvrage anglais de Smith, sur la Richesse des nations. J.-A. Roucher, né à Montpellier le 22 février 1745, périt sur l'échafaud le même jour qu'André Chénier, le 7 thermidor an II, pendant le règne de la

terreur.

(Note des nouv. édit.)

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