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couverts ou même publics de la révolution, et conservant dans leurs places une immobilité scandaleuse, n'y avaient établi l'opinion qu'il se préparait une révolution contraire; si pour les remplacemens on n'avait pas affecté de chercher les hommes qu'il était le plus impossible de soupçonner de ne point haïr la liberté; si la conduite du gouvernement n'avait pas sans cesse excité une juste défiance; si les premiers défenseurs des droits du peuple n'avaient pas mérité le soupçon d'en avoir abandonné la cause; si aucun indice n'avait annoncé une connivence coupable entre Paris et Coblentz, alors sans doute la clémence eût pu ne paraître que l'effet de la bonté naturelle au peuple français, et du sentiment de ses forces : mais aujourd'hui elle ne serait que faiblesse ; elle réveillerait toutes les défiances, elle fortifierait tous les soupçons.

Notre gouvernement nous a fait dévorer trop d'outrages; sa timidité, son incertitude nous ont trop montrés à l'Europe comme les jouets d'une intrigue dont les fils nous étaient cachés, , pour qu'il soit possible de céder au mouvement qui nous porte à l'indulgence. Que le nom français soit respecté, qu'on rende enfin justice au peuple généreux que nous représentons, et c'est alors seulement que sans le trahir il pourra nous être permis de pardonner en son nom! (Applaudissemens.)

» C'est de notre conduite envers cette lie de la nation, qui ose encore s'en nommer l'élite, que dépend l'opinion des nations étrangères, si nécessaire au succès de nos travaux : soyez modérés et justes, mais fermes, vous serez respectés par elles ; mais si vous suivez les mouvemens d'une juste indignation on vous croira faibles; si vous accordez un pardon qu'on ne vous demande point on vous croira ou dupes de l'artifice de vos ennemis, ou dominés par une influence secrète, et plus occupés des intérêts d'une famille que du salut d'un grand peuple. (Applaudissemens.)

» D'autres considérations me paraissent devoir encore vous déterminer à prendre ces mêmes mesures.

>> Un grand nombre d'émigrans n'a pour la Constitution française qu'une aversion fondée sur d'anciens préjugés, n'a été déterminé à la fuite que par la crainte des troubles, trop réels sans doute, mais qu'une exagération coupable a rendus

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plus effrayans; il faut y joindre le désagrément passager d'un changement dans leur importance personnelle : presque tous, une fois assurés de la stabilité de la Constitution française désireront d'en partager les avantages; encore quelque temps, et ils conviendront qu'il n'y a point de proportion entre la suppression d'un vain titre et celle de la Bastille; ils sentiront qu'il est doux d'être libre, et quand vous leur offrirez un moyen de prouver qu'ils tiennent encore à la nation, qu'ils ne doivent point perdre sa confiance, et que vous leur laisserez en même temps la liberté de choisir le moment de leur retour, beaucoup profiteront des avantages de cette loi bienfaisante et juste ; croyez qu'ils ne voudront point se déclarer étrangers, et sacrifier des biens réels pour le vain orgueil de conserver de l'humeur pendant quelques mois de plus : quant à ceux dont les préjugés sont plus enracinés, mais qui n'ont point formé de projets criminels, qui n'y sont entrés que par complaisance ou par air, en voyant que leur obstination les exposerait à des malheurs plus grands, croyez qu'ils céderont à la voix de la raison. Ainsi nous verrons le nombre de nos ennemis diminuer en même temps que nous apprendrons à les connaître.

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Ajoutons ici que si cette espérance était trompée, si l'obstination était générale, elle annoncerait des espérances bien coupables; elle nous apprendrait que nous devons multiplier les précautions et les efforts.

» Une amnistie accordée sans les réserves, sans les précautions qui doivent accompagner ces actes de clémence, n'a eu jusqu'ici d'autre effet que de confondre l'innocent avec le coupable: il est temps de les séparer; il est temps que l'homme retenu chez l'étranger par des motifs puissans, que l'homme faible poursuivi par des terreurs imaginaires ne puisse plus être confondu avec le citoyen parjure, avec l'ennemi de la patrie. Ceux-ci, dira-t-on, nous tromperont encore; ils signeront ce qu'on voudra, et ne respecteront cette nouvelle signature que comme ils ont respecté leurs premiers sermens...

Mais ne serait-ce rien que d'avoir ôté à leur perfidie une dernière excuse, que de les avoir réduits à un état où il n'y aura plus que des princes, des courtisans et des ministres qui osent ne point paraître les mépriser?

Je n'ai point proposé de mettre entre eux aucune distinction que l'émigrant qui renonce au titre de citoyen ou qui refuse de s'engager à ne pas troubler la paix soit un des suppléans du trône, ou qu'il soit appelé à remplir à son tour une lieutenance dans un régiment; qu'il abandonne la résidence imposée au régent présomptif du royaume, ou celle qu'on exige du fonctionnaire public le moins important, tous sont égaux aux yeux de la loi; tous, placés dans les mêmes circonstances, doivent également perdre tous leurs droits, et voir également tous leurs revenus suspendus. Osons enfin tout envisager d'un œil égal, et ne caressons pas l'orgueil, même par la distinction d'une rigueur plus grande; seulement la publicité nécessaire de leur conduite les empêchera de se soustraire à la loi. — Mais que deviendront les familles des hommes dont on séquestrera les biens? Ce que deviennent les familles de ceux qui ont été ou qui sont tombés dans un autre genre de démence, et auxquels il a fallu retirer l'administra

tion de leur fortune.

» Je ne dis plus qu'un mot: toute mesure est inutile, toute espérance d'en imposer aux puissances étrangères est illusoire, toute démarche pour leur faire respecter le nom français, pour les empêcher d'aider nos ennemis, ne sera qu'une honte de plus tant que les noms de nos ambassadeurs, choisis parmi ceux que les événemens de la révolution ont consacrés dans les fastes de la liberté, n'apprendront pas aux rois et à leurs ministres qu'il n'existe plus parmi nous qu'une seule volonté efficace et puissante, celle du peuple français. » (Nombreux applaudissemens. L'Assemblée décrète l'impression du discours et du projet de M. Condorcet.)

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DISCOURS de M. Vergniaud. (Méme séance.)

Est-il des circonstances dans lesquelles les droits naturels de l'homme puissent permettre à une nation de prendre une mesure quelconque relative aux émigrations?

>> Lanation française se trouve-t-elle dans ces circonstances? » Si elle s'y trouve, quelles mesures lui convient-il de prendre?

» Telles sont, messieurs, les questions dont je pense que

l'examen doit nous conduire à la solution du grand problème qui vous occupe; et j'avoue que mon esprit et mon cœur sont d'accord pour me fournir les réponses que je vais hasarder de vous présenter.

» PREMIÈRE QUESTION. Est-il des circonstances dans lesquelles les droits naturels de l'homme puissent permettre à une nation. de prendre une mesure quelconque relative aux émigrations?

» L'homme, tel qu'il sort des mains de la nature, reçoit avec la vie une liberté pleine, entière, sans aucune restriction, sans aucune borne; il a droit de faire tout ce qu'il peut ; sa volonté seule et sa conservation sont sa suprême loi.

» Dans l'état social au contraire l'homme contracte des rapports avec les autres hommes, et ces rapports deviennent autant de modifications à son état naturel l'exercice en sens contraire d'une indépendance absolue aurait bientôt dispersé ou même détruit des hommes qui tenteraient de le conserver dans le sein d'une association politique de là la liberté civile, qui est la faculté de faire ce qu'on veut, pourvu qu'on ne nuise pas à autrui ; et la liberté politique, qui doit être aussi la facuité de faire ce qu'on veut, pourvu qu'on ne nuise pas à la patrie.

» Ainsi vous considérez l'homme ou dans l'état de nature ou dans l'état social.

Au premier cas, libre de tout devoir, dégagé de tout sentiment moral, il est maître de changer chaque jour le lieu où il lui plaît d'exister; sa marche et sa volonté n'ont d'autres bornes que celles du possible et les pôles du monde : mais il serait ridicule de méditer, par rapport à l'homme ainsi considéré, aucune question sur le droit d'émigrer.

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» C'est donc de l'homme social qu'il s'agit ici; or nous trouverons les véritables limites de son droit naturel d'émigrer dans un court développement de ce principe, que sa liberté en société cesse là où son exercice peut nuire à la société collectivement prise, ou même aux membres qui la composent.

» Le plus puissant instinct de l'homme est celui de șa conservation de quelque chagrin que les destinées sèment notre

VIII.

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vie, la nature en a fait pour la plupart des hommes le plus précieux des biens.

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Cependant on convient que dans le pacte social l'homme a pu dire, on suppose même qu'il a dit : C'est pour notre bonheur mutuel que nous nous réunissons; il n'y a pas de bonheur là où il n'y a pas de sûreté; je consens à être puni de mort si j'attente à la vôtre; effrayez par la crainte du même supplice celui qui concevrait le projet d'attenter à la mienne.

>>

Pourquoi ce pacte, dans lequel l'homme aliène non seulement une portion de sa liberté, mais encore en quelque sorte son droit de vie; pourquoi, dis-je, ce pacte est-il universellement regardé comme légitime? Pourquoi n'invoque-t-on pas contre une aussi étrange aliénation le cri de la nature? Parce que, comme l'observe le philosophe immortel qui le premier osa parler des droits des hommes et des peuples, c'est moins là une véritable aliénation de la liberté et de la vie qu'un mode adopté par l'homme pour mieux se conserver l'une et l'autre. » Par la même raison dans le pacte social l'homme a pu dire, et l'on doit supposer qu'il a dit à la société : - Tu veilleras sans cesse sur moi; tu exigeras des contributions de tous tes membres; tu les obligeras même à exposer leurs jours dans les combats pour éloigner les ennemis intérieurs ou extérieurs qui voudraient me ravir la vie ou ma propriété; tu protégeras surtout mon enfance et ma vieillesse: et moi, tant que j'aurai la jouissance des forces que la nature m'a données, je m'oblige à les employer, ainsi que ma fortune, à ton service; je t'en jure l'assistance chaque fois que tu la réclameras, et je me dévoue à l'opprobre ou au supplice des traîtres si je viole mon

serment.

» En quoi une pareille convention blesse-t-elle les droits de l'homme ? Que peut-on y voir autre chose qu'une réciprocité d'obligations qui concourent à la prospérité de la nation et au bonheur de l'individu? Prétendre qu'elle est illégitime, que la nation seule doit s'obliger envers l'individu, et que l'individu ne doit point s'obliger envers la nation, c'est ériger en principe l'ingratitude et l'injustice; c'est subordonner l'intérêt de tous à l'intérêt d'un seul ; c'est demander la dissolution de la

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