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pensée du gouvernement et de la porter tout entière sur la population.

Le premier fait général qui s'était offert à ma vue, c'est que, dans le nombre des torts qu'on reprochait au pouvoir, il n'en était pas un dont on ne pût découvrir avec détail toutes les causes dans la population même qui en souffrait, et, par conséquent, qu'aucun de ces torts ne pouvait cesser que par un changement préalable dans l'état de la population, c'est-à-dire par la formation, au sein même du pays, d'une majorité prépondérante autrement affectée que ne l'était l'ancienne, et qui ne voulût pas prêter les mains aux torts dont on se plaignait.

Cet aperçu me conduisit naturellement à plusieurs autres. Les excès reprochés au pouvoir, disais-je, sont le fait de la population, de la population considérée dans sa vie publique, dans son activité collective. Mais n'y a-t-il d'oppressions dans un pays que celles que la population y exerce politiquement? Les violences que se font les individus dans leurs rapports mutuels ne sont-elles pas des oppressions aussi, et des oppressions absolument de la même nature et tenant à la même cause, c'est-à-dire à l'imperfection de leurs facultés, au mauvais emploi qu'ils en font les uns à l'égard des autres et à l'état peu avancé de leur morale de relation? Il ne leur suffirait donc pas, pour être libres, de se bien conduire collectivement, politiquement? Il faudrait donc encore que, dans leurs rapports privés, ils sussent mieux régler l'emploi de leurs forces?...

Il faudrait qu'ils sussent se modérer et se contenir dans leurs rapports privés. Mais serait-ce assez encore, et cela suffirait-il pour qu'ils pussent disposer librement de leurs facultés natives? N'arrive-t-il pas sans cesse que, par l'abus qu'ils en font isolément et par rapport à eux-mêmes, ils se

mettent également dans l'impuissance de s'en servir? Il ne leur suffirait donc pas, pour en user librement, de perfectionner leur morale de relation? Ils ont donc besoin aussi de perfectionner leur morale purement personnelle ?...

Il leur faut, pour être libres, perfectionner leurs habitudes personnelles et leur morale de relation dans tous ses rapports. C'est indubitable; mais est-ce tout, me demandais-je encore? Ne voit-on pas sans cesse l'ignorance et l'inexpérience produire des effets absolument analogues à ceux de la violence et du vice, et réduire l'homme ignorant et inexpérimenté à l'impossibilité matérielle d'agir? Les hommes, pour pouvoir user librement de leurs forces, n'ont donc pas moins besoin de les développer que de les régler, d'en étendre que d'en rectifier l'usage?....

Ainsi, poursuivais-je, la liberté, que nous ne croyons possible d'obtenir que par d'habiles organisations du pouvoir, est, à un haut degré, très réellement, à la disposition de chacun de nous, et s'étend pour tous à mesure que nous apprenons, sous quelque rapport que ce soit, à mieux user de nos forces?...

Mais cet apprentissage est-il également facile à toutes les populations, à toutes les races d'hommes ? N'existe-t-il pas entre les races des inégalités pareilles à celles qui nous frappent entre les individus ?... Il y aurait donc des races, comme il y a des individus, qui devraient se résigner à une position secondaire, se contenter d'une puissance ou d'une liberté d'un ordre inférieur ?...

La même somme de liberté n'est promise ni à tous les individus, ni à toutes les races; mais la même race est-elle susceptible de la même liberté dans toutes les situations? Peut-elle donner partout le même degré d'extension et de rectitude au développement de ses forces?... Il y aurait donc

à se préoccuper, lorsqu'on veut apprécier le degré de puissance et de liberté d'action dont un peuple est susceptible, non-seulement de la perfection naturelle de sa constitution, mais encore de la place qu'il occupe sur la sphère terrestre?...

Il y aurait surtout, pensais-je, à considérer ce qu'elle a acquis de culture: elle est d'autant plus libre qu'elle est plus cultivée, plus civilisée : cela est l'évidence même. Mais, s'il en est ainsi, que deviennent les jugements, depuis si longtemps accrédités, sur les divers âges de la société, et qui présentent comme les plus favorables à la liberté ceux où l'humanité était encore le plus inculte? C'est donc le contraire qui est vrai? L'humanité gagne en liberté à mesure qu'elle gagne en culture? Il y a moins de liberté dans la vie des peuples chasseurs que dans celle des peuples pasteurs? dans celle des peuples pasteurs que dans celle des peuples sédentaires? dans celle des peuples sédentaires où le fond de la population est dans un état complet de servitude que dans celle des nations où il est seulement en servage; et ainsi de suite, en s'élevant jusqu'à l'état actuel où l'on voit de nombreuses et florissantes populations, issues de l'esclavage domestique des anciens et de la demie servitude du moyen-âge, jouir d'un degré de puissance et de liberté d'action que n'avaient ni connu, ni même soupçonné les plus fameuses oligarchies des temps antiques?

Et puis, si ces observations sont justes à faire des sociétés considérées en bloc, seront-elles moins exactes appliquées aux divers ordres de travaux et de professions qu'elles embrassent? N'arrivera-t-il pas de même que toutes les professions seront d'autant plus libres et plus puissantes qu'elles auront plus perfectionné tous leurs moyens d'action, plus accru leurs capitaux, plus avancé les connaissances qu'elles requièrent, plus contracté les habitudes dont elles ne peuvent

se passer? N'arrivera-t-il pas aussi que les pouvoirs de chacune s'accroîtront de ceux de toutes les autres et que la puissance toute entière de la société naîtra de la perfection des détails et de celle de l'ensemble?...

C'est ainsi que surgissaient les questions; qu'elles découlaient les unes des autres, et qu'avec un degré limité, je dois en faire l'humble aveu, de pénétration et de puissance d'esprit, par le seul effet d'une bonne méthode et en me laissant conduire par l'analogie, après être parti d'une première donnée heureuse et juste, j'avais successivement découvert les divers points de vue qui sont exposés dans ce livre et dont je viens d'indiquer seulement les plus élevés.

Les hommes, disais-je, ne sortent de l'état de faiblesse et de dépendance où ils sont nés que par leurs conquêtes sur les choses et par leurs victoires sur eux-mêmes; ils ne deviennent libres qu'en devenant industrieux et moraux.

Considérez la société dans toutes ses manières d'agir, dans tous les ordres de travaux et de fonctions que sa conservation et son développement réclament, et vous verrez que, depuis le plus simple jusqu'au plus élevé, il n'en est pas un qui, pour s'exercer avec facilité, avec puissance, avec liberté, ne demande aux hommes deux choses : du savoir faire et du savoir vivre, de la morale et de l'industrie.

Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble, poursuivais-je, que dans nos efforts pour étendre et faciliter l'usage de nos forces, dans notre tendance vers la liberté, nous commettons de fâcheuses méprises.

La première et la plus capitale de toutes est de ne pas voir les difficultés où elles sont, de ne les apercevoir que dans les gouvernements. Comme en effet c'est souvent là que les plus grands obstacles se manifestent, nous supposons que c'est là

surtout qu'ils existent, et c'est là seulement que nous nous efforçons de les attaquer. Nous ne voulons pas arriver jusqu'aux nations, qui sont par derrière; nous ne voulons pas voir que les nations sont la matière dont les gouvernements sont faits, que c'est de leur sein qu'ils sortent, que c'est dans leur sein qu'ils se recrutent, qu'ils se renouvellent; que, par conséquent, lorsqu'ils sont vicieux, il faut bien qu'elles ne soient pas irréprochables. Nous ne voulons pas voir que le mal qu'ils font alors a ses véritables causes ou dans la corruption du public qui le provoque, ou dans son ignorance qui l'approuve, ou dans sa pusillanimité qui le tolère, quand sa raison et sa conscience le condamnent. Nous ne voulons voir que le gouvernement : c'est contre le gouvernement que se dirigent toutes nos plaintes, toutes nos censures; c'est sur le gouvernement que portent tous nos projets de réformation; il ne s'agit que de réformer le gouvernement; il n'est pas question que la société s'amende; on ne paraît pas admettre qu'elle en ait besoin; on nous dit bien assez que nous sommes victimes des excès du pouvoir: on oublie de nous dire qu'en réalité nous en sommes coupables, et ceci, qui n'est pas moins vrai, serait pourtant un peu plus essentiel à nous apprendre.

Ce n'est pas tout. Tandis que nous ne voulons pas voir les obstacles où ils sont, nous ne voulons apercevoir qu'une partie de ces obstacles, nous ne voulons considérer que ceux qui naissent des vices du gouvernement, ou, comme il serait plus exact de s'exprimer, ceux qui résultent de l'imperfection de nos idées et de nos habitudes politiques. Cependant il est sûrement très possible que nous ne soyons pas imparfaits seulement dans cette partie de nos moyens d'agir. Il est possible que nous ignorions la plupart des arts et des sciences; il est possible que nous ayons beaucoup de vices

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