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La quatrième, c'est que les principaux moyens proposés pour y obvier ne seraient rien moins qu'expédients.

La cinquième enfin, c'est que les vrais remèdes, en tant qu'il est possible de remédier au mal par la législation, seraient précisément dans le régime qu'on accuse de l'avoir produit, c'est-à-dire dans un régime de plus en plus réel de liberté et de concurrence.

Je vais entrer dans quelques détails sur chacune de ces observations. Je les crois susceptibles d'être motivées avec quelque force et quelque justesse.

Je prie d'abord de considérer à quel point il doit sembler étrange de voir attribuer le malheur des classes laborieuses à l'exagération de la concurrence, dans l'état d'imperfection notoire où se trouvent encore la liberté du travail et celle des transactions. On parle de concurrence illimitée, universelle! Où en existe-t-il de pareille, en bonne foi? De fait, il n'y a pour rien de concurrence véritablement universelle. Est-il besoin de le prouver? Oublie-t-on qu'il n'est pas de pays civilisé où la masse entière des producteurs ne se défende par de doubles et triples lignes de douanes contre la concurrence des producteurs étrangers? Ne sait-on pas à quel point, même dans l'extérieur de chaque pays, la concurrence est encore loin d'être entière, et par combien de causes elle est plus ou moins limitée partout. Chez nous, pcr exemple, où elle est plus développée qu'en d'autres lieux, elle rencontre encore une multitude d'obstacles: il est, on le sait, en dehors des services véritablement publics, un certain nombre de professions dont la puissance publique a cru devoir se réserver plus ou moins exclusivement l'exercice; il en est un nombre plus considérable dont la législation a attribué le monopole à un nombre restreint d'individus ; celles qui ont été abandonnées

à la concurrence sont assujéties à des formalités, à des restrictions, à des gênes sans nombre, qui en défendent l'approche à beaucoup de monde, et par conséquent, dans cellesci même, la concurrence est loin encore d'être illimitée; enfin, il n'en est guère qui ne soient soumises à des taxes variées, nécessaires sans doute, mais assez onéreuses pour que bien des gens fussent hors d'état de les payer, et, partant, pour que les professions qui y sont assujéties leur soient interdites d'où il suit que la concurrence, déjà bornée par tant de causes, l'est encore, et à un haut degré, par les impôts. Je n'énonce ici aucun de ces faits à titre de blâme; mais, en présence d'un tel état de choses, n'est-il pas singulier d'entendre parler de concurrence illimitée! universelle! et de voir attribuer à l'excès de liberté et de concurrence les maux plus ou moins réels que souffrent les classes inférieures de la société?

Ma seconde observation est que le tableau qu'on nous présente des progrès de la société, et de la manière dont la richesse s'y répartit à mesure qu'elle s'accroît, est infidèle. Quelque obstacle que puissent mettre à l'équitable distribution des produits, non pas assurément la liberté du travail et celle des transactions, mais les restrictions intéressées auxquelles l'une et l'autre sont demeurées soumises, il est impossible de tenir pour exact, même au milieu des nombreux monopoles qui subsistent encore, ce que l'on dit de la concentration toujours plus grande des fortunes, et du progrès, en sens inverse, de l'appauvrissement universel. On ne peut certainement pas dire, malgré ce qu'il peut y avoir d'irrégulier dans le partage des richesses nouvelles qui viennent s'ajouter chaque jour à la masse des richesses déjà crées, que le fait de l'accroissement des richesses soit plus saillant que

celui de leur diffusion. Comment ne pas être frappé de la masse des familles aisées que, même dans son état actuel, le travail ne cesse de produire? Comment ne pas tenir compte aussi du surcroît de bien-être qu'il procure aux classes de la société les plus nombreuses et les moins avancées ? il est manifeste que le niveau de l'aisance ne s'est pas seulement élevé, il s'est prodigieusement étendu, et les biens que l'aisance donne sont descendus, par des gradations innombrables, jusque dans les rangs les plus infimes de la société.

Le moyen donc d'admettre cette proposition singulière, que « la misère publique est un grand fait social particulier aux temps modernes, et qui se manifeste de plus en plus à mesure que la civilisation se répand? (1) » Ce qui est particulier au temps actuel, si l'on veut, c'est l'agitation de toutes les classes; c'est leur inquiétude, leur impatience, leur impossibilité de s'arrêter à rien et de se contenter jamais; c'est le travail infernal que les factions exécutent sur les moins heureuses pour qu'elles deviennent de plus en plus mécontentes, à mesure que la société fait plus d'efforts pour qu'elles soient moins à plaindre en réalité. Mais, quoi qu'il en soit de cette misère morale, la vraie misère de ce temps-ci, il n'est assurément pas vrai que la misère matérielle s'accroisse, même dans les rangs inférieurs de la population.

Un respectable membre de l'Académie des sciences morales lui communiquait, il y a quelques années, une série d'actes officiels infiniment curieux sur la situation où se trouvaient les classes pauvres, à la tin du quinzième siècle et au commencement du seizième, dans deux importantes localités, à Paris et à Grenoble. L'Académie put juger par la mul

(') M. A. Blanqui, Hist. de l'écon. pol., t. II, p. 276 de la prem. édit.

tiplicité et la gravité des mesures que l'administration de ces temps reculés avait été obligée de prendre contre le fléau de la mendicité et du paupérisme, à quel point ce fléau était alors intense et étendu; et il dût résulter pour elle de cette communication intéressante la sincère conviction que le mal est moindre aujourd'hui.

Cemal avait dû diminuer vers la fin du règne de Louis XIV: un peu plus d'ordre était entré dans la société; le travail et les moyens de vivre avaient dû s'accroître, et néanmoins, voyez ce qu'écrivait Vauban en 1698, après avoir pendant quarante ans parcouru la France en tous sens, et avoir attentivement examiné la situation de ses peuples : « Il est certain que le mal (le mal de l'indigence) est poussé à l'excès, et que, si l'on n'y remédie, le menu peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais. Les grands chemins de la campagne et les rues des villes et des bourgs sont pleins de mendiants que la faim et la nudite chassent de chez eux... Près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité et mendie effectivement. Des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l'aumône à celle-là, parce qu'euxmêmes sont très près d'étre réduits à la même condition; et des quatre qui restent, trois sont fort mal aisées, etc. (1) » Peut-on, en bonne conscience, comparer la situation présente des 34 millions d'hommes que nourrit le sol de la France à l'état de dénûment où se trouvait alors une partie si considérable de ses 16 millions d'habitants? et, en rapprochant des prospérités actuelles le tableau de ces misères passées, tracé par un homme consciencieux et plein de

(') Projet d'une dime royale. Je ne cite que les résultats les plus généraux extraits textuellement de la préface. Voir d'autres détails dans l'ouvrage même.

lumières, dira-t-on encore que la misère du grand nombre est un fait social qui se manifeste de plus en plus à mesure que la civilisation se répand?

Ce qui se manifeste ouvertement, au contraire, c'est le progrès du bien-être matériel, non-seulement pour les classes élevées, mais aussi pour le grand nombre. Il ne faut, en vérité, qu'ouvrir les yeux pour le voir. Le fait, d'ailleurs, est établi par des documents officiels et irrécusables. D'après ces documents, il n'existerait guère moins de 11 millions de cotes foncières (1). On estime à 6 millions le nombre des propriétaires par qui ces cotes sont payées; de sorte que, à quatre individus par famille, il n'y aurait pas moins de 24 millions d'individus, sur 34, qui participeraient à la propriété du sol. Ce nombre, d'ailleurs, tendrait sensiblement à s'accroître. Celui des entrepreneurs patentés, qui n'était que de 887 mille en 1817, se serait élevé à 1 million 416 mille de 1817 à 1840, et, en comptant quatre individus par famille, il permettrait de supposer que 5 millions 644 mille individus, près de 6 millions, sont intéressés comme chefs à des entreprises industrielles. En dehors des propriétaires et des entrepreneurs d'industrie, il faudrait compter, en outre, une masse considérable d'ouvriers possédant un mobilier et des épargnes; et l'on voit que ce qui resterait après cela d'individus réduits à leurs seules forces corporelles, et vivant au jour la journée, n'est certes pas très considérable. Encore seraitil vrai de dire que le sort de ceux-ci est affecté de la manière la plus favorable par les progrès que tout le reste a faits. Les plus à plaindre participent, comme les plus heureux, aux bienfaits de la civilisation générale. Ils jouissent, comme tout le monde, de plus de liberté et de sécurité. L'immense

(') La Statist. de la France en porte le nombre à 10,896,682. V. t. I, p. 13.

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