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s'élever; nul appui factice ne retient dans une condition supérieure celui qui n'est pas en état de s'y maintenir; et tandis que l'espèce peut parvenir à toute la liberté dont elle est naturellement susceptible, chaque homme jouit, eu égard à la condition où il est né, de toute celle dont il est digne.

Je ne dois pas finir sans dire qu'il me fut adressé, de plusieurs côtés, lors de la première édition de ce volume, des réclamations très vives, très éloquentes, très philanthropiques, contre ces conclusions.

D'une part, on s'accordait à reconnaître avec moi qu'il devait rester encore, dans le dernier état social que je viens de décrire, de grandes inégalités; mais on ajoutait que ces inégalités tenaient aux vices même de ce système, au principe de la compétition universelle, à l'isolement des travaux, au morcellement de l'industrie, etc. — D'un autre côté, on niait la vérité même des résultats que j'énonce; on ne voulait point convenir que dans le régime industriel, tel que je le décris, il dût rester encore entre les hommes des inégalités aussi sensibles que je viens de le dire.

<< Vous prouvez au mieux, m'écrivait l'un de ces honorables contradicteurs, que les peuples qui ont le plus de forces, et qui disposent le plus librement de leurs forces, sont ceux qui honorent le travail, qui créent le plus de ririchesses, qui acquièrent le plus d'instruction, qui perfectionnent le plus leurs habitudes morales. Mais, en définitive, vous avouez que le classement en entrepreneurs et en ouvriers, classement toujours tenu pour indéfectible, amènerait bon nombre des inconvénients du classement en maîtres et en esclaves, en privilégiés et non privilégiés, en gens à places et gens sans place. En effet, le régime industriel pourrait bien n'aboutir qu'à substituer à la féodalité militaire, nobi

liaire, administrative, une pure féodalité mercantile. A coup sûr, si le sort des ouvriers de Manchester, Londres ou Rouen, est, absolument parlant, moins intolérable que celui des ilotes de Sparte, des esclaves des Romains, de ceux des Turcs ou de ceux de nos colons, nos ouvriers à la journée ou à la tâche, nos domestiques, toujours si nombreux, et dont vous n'indiquez pas les moyens de se passer, sont, relativement, à peu près aussi malheureux, quand, avec moins de sujétion sans doute, ils ont plus d'instruction et d'élévation d'âme. L'imagination, l'illusion, sont pour beaucoup, vous le savez, en affaires de bonheur et de malheur humain. Or, ces facultés, qui sont à peine éveillées chez le sauvage et chez l'esclave, sont excitées, dans nos sociétés perfectionnées, par une multitude de causes, par la lecture, par les spectacles, par notre luxe, par nos mœurs. Bref, on voit plus d'industrieux que d'esclaves ou de sauvages poussés par le désespoir à se donner la mort. >>

La personne qui me faisait l'honneur de m'adresser ces remarques, pensait qu'il serait possible et même facile de remédier à ces maux, et de faire disparaître l'inégalité d'entre les hommes par quelques changements, assez simples suivant elle, dans le mécanisme social. Elle voulait bien, en conséquence, m'adresser, comme complément de sa pensée et des observations qu'on vient de lire, un ouvrage intitulé: Des Vices de nos procédés industriels, ou Apercus démontrant l'urgence d'introduire le procédé sociétaire (1). L'auteur, M. J. Muiron, appartenait, dès cette époque, à une école alors fort inconnue, et qui n'a pas laissé de jeter depuis un certain éclat, celle de Charles Fourier, qu'on a désignée par le

(') Volume in-8°, à Paris, chez madame Huzard, libraire, rue de l'Éperon.

nom d'École phalanstérienne. Il sera répondu, autant qu'il me paraisse essentiel de le faire dans le postscriptum qui termine ce volume, aux objections que cette école et les diverses sectes dites socialistes élèvent contre le régime industriel.

D'un autre côté, sans chercher à effacer les inégalités sociales par des artifices d'organisation, on niait tout uniment que, dans le régime industriel, ces inégalités demeurassent aussi sensibles, et fussent aussi durables que je le pense. On n'admettait point qu'il dût toujours y avoir au fond de la société une certaine masse de gens malheureux. « Ici, comme partout ailleurs, écrivait-on, la raison la plus sévère se trouve d'accord avec la bienveillance la plus expansive. Il est bien possible que tous les hommes, dans la vie industrielle, ne pussent pas devenir également heureux, également riches, également libres; mais il est très permis de croire que les moins heureux seraient pourtant dans une condition très supérieure à celle des classes que nous nommons maintenant misérables. Il est dans la nature de l'homme de tout améliorer, non-seulement en lui, mais autour de lui. Il commence par fixer le bien où il se trouve, puis il l'étend çà et là jusqu'à ce que tout s'en ressente. Nous voyons, de toutes parts, le travail mieux dirigé, les saines doctrines plus répandues, les richesses plus considérables et mieux distribuées. La civilisation ne concentre pas ses bienfaits sur une seule classe, elle les étend à toutes: il n'est pas de genre de perfectionnement dont les effets ne se fassent sentir jusque dans les derniers rangs de la société, etc. (1). »

Tâchons de nous entendre, répondis-je. Je ne prétends

(') Les personnes qui ignorent combien, parmi nous, l'éducation de toutes les classes a fait de progrès, n'apprendront peut-être pas sans quelque surprise que ces excellentes observations m'étaient adressées par un simple notaire de province.

certainement pas qu'il soit impossible que le sort des classes inférieures devienne meilleur, que l'espérance de les voir sortir de leur état implique contradiction avec la nature des choses, que l'extinction de la mendicité soit un problème insoluble, que le pauvre soit enchaîné par des liens de fer à sa triste situation, qu'il soit condamné à des douleurs éternelles, à une misère indestructible. Je regarderais un tel arrêt non-seulement comme une erreur, mais presque comme un crime. Il n'y a que des dominateurs sans conscience et sans pitié qui puissent prêcher une certaine résignation aux misérables, et, par exemple, les exhorter à regarder leur misère comme un état définitif, comme un état dans lequel l'auteur des choses a voulu qu'ils naquissent et qu'ils mourussent, eux et toute leur postérité, jusqu'à la consommation des siècles. Aussi, grâce à Dieu, n'ai-je dit ni pensé rien de pareil.

Il y a pour les classes les plus malheureuses des moyens naturels et légitimes de s'élever à un meilleur état. Et il le faut bien; car comment expliquerait-on, sans cela, l'élévation de tant de familles qui se sont enrichies sans dépouiller personne? Ces moyens sont connus : c'est le travail, c'est la prévoyance, c'est une pratique constante de l'économie; ce serait surtout l'adoption, relativement au mariage, d'une morale plus sensée; ce serait une sévère attention de la part des familles ouvrières à ne pas trop multiplier le nombre des ouvriers; par suite, l'élévation du prix de la main-d'œuvre; par suite de cette élévation, le perfectionnement des machines; par suite de ce perfectionnement, l'extension d'une multitude de travaux; par suite de cette extension, une demande plus considérable d'ouvrage, des salaires plus élevés, l'application des forces de l'homme à des travaux moins rebutants et moins pénibles, etc. Je pourrais énumérer toute

CH. IX. OBSTACLES A LA LIBERTÉ une série de moyens propres à élever les classes malheureuses, et à éteindre graduellement la mendicité.

Mais, soit que ces moyens n'aient encore été que très imparfaitement analysés, soit qu'il fût fort difficile, alors même qu'on le voudrait, d'en faire descendre la connaissance dans les dernières classes de la société, soit qu'il fût plus difficile encore de déterminer ces classes à les mettre en pratique, il est certain que la destruction de la misère est la chose du monde la moins aisée; et la preuve, c'est qu'au milieu des progrès de la richesse sociale, le nombre des misérables s'est accru, absolument parlant. On sait l'extension que la pauvreté a prise en Irlande, en Angleterre, et même, quoiqu'à un moindre degré, dans notre pays. Il y a plus de gens riches, sans doute; mais il y a aussi plus de gens pauvres, et la population nécessiteuse a suivi une progression plus rapide encore peut-être que la population aisée. On n'a pas oublié ce fait, publié il y a moins de vingt ans, que dans le nombre des personnes qui meurent annuellement à Paris, il y en a plus des quatre cinquièmes qui ne laissent pas de quoi payer leurs funérailles, et qui sont inhumées aux frais de la ville ou des hôpitaux (1). En 1828, un voyageur intelligent, qui avait visité la fabrique de Lyon, observait que, quoique la production s'y fût prodigieusement accrue, la population ouvrière n'y était ni plus heureuse ni plus riche qu'autrefois. « Ces hommes précieux, disait-il, parlant des ouvriers en soie, sont

an

(') Sur 23,399 personnes, terme moyen, décédées annuellement à Paris, pendant les trois années 1821, 1822 et 1823, il n'y en a eu, née moyenne, que 4,290 qui aient laissé de quoi pourvoir aux frais de leur inhumation; 12,665 autres, décédées à domicile, ont été enterrées aux frais de la ville, sur certificat d'indigence; le reste, plus misérable encore, est décédé dans les hôpitaux. (Rech, stat, sur la ville de Paris, pub. par le préfet de la Seine, tableaux 27, 37, 42 et 58. Paris, 1826).

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