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de leur fortune; que, dans la transmission qui s'en fera à leurs successeurs, elle se partage avec autant d'intelligence que d'équité; qu'il n'existe entre eux, en un mot, d'autres différences que celles qu'on ne saurait effacer, celles que la nature a mises entre leurs organes, et cette seule inégalité suffira pour en produire dans tout le reste, dans la richesse, dans les lumières, dans la moralité, dans la liberté.

Je peux bien supposer, à la rigueur, que ces hommes auront, en commençant, les mêmes ressources matérielles; mais je ne peux pas admettre qu'ils seront tous également capables d'en tirer parti. Ils n'auront pas le même degré d'activité et d'intelligence, le même esprit d'ordre et d'économie : leur fortune commencera donc bientôt à devenir inégale. Ils n'auront pas le même nombre d'enfants; il pourra arriver que les moins laborieux et les moins aisés aient les familles les plus nombreuses : ce sera une nouvelle et très notable cause d'inégalité. Ces inégalités, peu sensibles à une première génération, le seront bien davantage à une seconde, à une troisième. Bientôt il existera des hommes qui, ne possédant plus un fonds suffisant pour les occuper et leur procurer les moyens de vivre, seront obligés de louer leurs services. Les causes qui auront fait naître cette classe d'ouvriers tendront naturellement à l'augmenter. Les ouvriers, en se multipliant, feront inévitablement baisser le prix de la main-d'œuvre. Cependant, quoique leurs ressources diminuent, ils continueront à pulluler; car un des malheurs inséparables de leur condition sera de manquer de la vertu dont ils auraient besoin pour user avec une certaine retenue des pouvoirs de mariage, pour ne pas jeter sur la place un trop grand nombre d'ouvriers, et ne pas travailler eux-mêmes à rendre leur condition toujours plus difficile et plus pénible. Enfin, dans ce mouvement de décadence, ils ne rencontreront pour ainsi

dire pas de point d'arrêt, et il est probable que, dans les derniers rangs surtout, ils se multiplieront assez pour que les derniers venus aient la plus grande peine à subsister et qu'il en périsse habituellement un certain nombre de misère.

Ceci sans doute arrivera plus tard dans l'état social que je me plais à supposer que dans un mode moins heureux d'existence; mais, dans le mode le plus heureux d'existence, cela finira toujours par arriver. L'absence de toute contrainte illégitime, la certitude de recueillir le fruit de son travail donneront probablement à la production, dans le régime industriel, une impulsion très vive, qui multipliera les ressources à mesure que s'accroîtra la population: mais il sera fort à craindre que la population ne croisse plus rapidement encore que les ressources; on verra prospérer un beaucoup plus grand nombre d'hommes: mais il y en aura à la fin dont les facultés manqueront d'emploi ; et l'on aura eu beau faire, au commencement, un partage égal du territoire et des autres ressources, et laisser à chacun la libre et pleine disposition de ses facultés, la seule différence de ces facultés et de l'usage qui en sera fait amènera, avec le temps, et par un enchaînement inévitable, un état où la société sera composée d'un petit nombre de gens très riches, d'un très grand nombre qui le seront moins, et d'un plus grand nombre encore qui seront comparativement à plaindre, et parmi lesquels, sans aucun doute, il s'en trouvera de très misérables absolument parlant.

Non-seulement l'état social que j'ai supposé n'empêchera pas la misère de naître, mais ce serait en vain qu'en la secourant on s'y flatterait de l'extirper. Tous les sacrifices qu'on pourrait faire pour cela, en procurant d'abord le soulagement de quelques infortunes particulières, auraient pour résultat permanent d'étendre le mal qu'on viserait à effacer. Partout

où l'on a établi des modes réguliers d'assistance, partout où les pauvres ont pu compter sur des secours certains, on a vu croître le nombre des pauvres, cela n'a jamais manqué ('). On sait quelle populace de mendiants était habile autrefois à faire éclore autour des couvents la charité monacale. La taxe des pauvres avait élevé, dans l'espace de cent quinze ans, la population nécessiteuse de l'Angleterre du dixième au cinquième de sa population totale. Les fonds employés à secourir cette population, qui n'avaient été que de 1,720,316 livres sterl., en 1776, étaient montés, en 1801, à 4,078,891 livres; en 1818, à 7,879,801 livres; en 1833, à plus de 8,000,000 livres : il avait fallu les porter, en 57 années, de 33 millions de francs à plus de de 200 millions (3). La taxe s'était assez accrue pour grever le sol, dans de certains comtés d'une contribution de 25 francs par acre, pour absorber la portion la plus nette des revenus, pour mettre en beaucoup de cas les fermiers dans l'impossibilité de pourvoir convenablement à l'exploitation de leurs fermes. Et pourtant, quelque écrasante qu'elle fût devenue, elle était de plus en plus insuffisante, de plus en plus inférieure aux besoins, tant elle inspirait de sécurité à l'imprévoyance, au relâchement, au laisser-aller de la misère, et tant la population misérable s'était accrue! En France, l'institution des hôpitaux a produit les mêmes effets, dans une certaine mesure. Les revenus de ces établissements, qui n'étaient, en 1787, que de 18 à 20 millions, ont été de plus de 62 millions en 1840, et avec les recettes des bureaux de bienfaisance de plus de 75 millions.

(') Malthus, Essai sur le principe de la popul., liv. 3 et 4.

(*) V. l'Enquête et les autres documents parlementaires sur lesquels la loi des pauvres fut modifiée en Angleterre, en 1834. Ils sont cités in extenso par M. Buret, dans son ouvrage intitulé: De la misère des classes laborieuses, etc.

Les ressources des hôpitaux et des bureaux de bienfaisance vont sans cesse croissant. En vingt années, de 1816 à 1835, les dons et legs faits aux hospices ont été de près de 54 millions; ceux faits aux bureaux de bienfaisance de plus de 24: les revenus des hôpitaux, de 1833 à 1840, se sont élevés de 51 millions à 62, et les recettes des bureaux de bienfaisance de 10 millions à plus de 13 (1). Et néanmoins, malgré cet accroissement continu de ressources, la distance est toujours plus grande, du nombre des personnes secourues à celui des personnes à secourir. Il y a des preuves innombrables de cette tendance des secours systématiques à multiplier le nombre des malheureux. D'où l'on doit inférer, non assurément qu'il faut retirer aux pauvres les secours de la charité, même officielle, mais qu'il n'y a pas d'illusion à se faire sur les résultats de cette charité, et que si elle soulage momentanément bien des maux, elle contribue indubitablement à accroître le nombre des misérables.

Une seule chose serait vraiment propre à la diminuer : ce serait que les procréateurs de cette misère sussent mieux contenir la passion qui les pousse à la propager; ce serait que les classes pauvres fussent plus en état de régler le penchant qui porte l'homme à se reproduire. Or, j'ai déjà dit qu'un de leurs malheurs est d'être encore moins capables de cette réserve que les classes qui en auraient moins besoin. Cependant, s'il est un état où ils dussent en sentir la nécessité, ce serait sûrement celui dont je parle, et auquel nous supposons la société parvenue. Dans cet état, en effet, l'indigent, comme les autres hommes, ne pourrait compter, pour subvenir à ses besoins, que sur le légitime exercice de ses forces. Il ne serait soumis

(') V. la statistique de la France, dixième partie, Admin. publ., p. 230, 249, 252, 233, 400 et 401.

à aucune injuste rigueur; mais il ne jouirait non plus d'aucun privilège; nous admettons que les autres classes ne seraient pas obligées de contribuer pour le soutenir; que nul ne serait reçu à spéculer sur la charité publique; qu'il n'y aurait de secours que pour les infortunes non méritées; nous supposerons même que pour celles-ci ils ne seraient qu'un objet d'espérance, comme le demande un peu sévèrement Malthus: tout homme serait certain de subir la peine de sa paresse ou de son imprévoyance.... Eh bien! cette certitude n'empêcherait pas qu'il n'y eût des hommes paresseux, imprévoyants, et par suite des hommes malheureux, ou tout au moins des hommes très inégalement heureux.

Voilà une des vérités les plus essentielles que l'on puisse énoncer sur l'homme et la société. Cette vérité peut paraître triste; mais elle est malheureusement incontestable, et l'on ne pourrait la méconnaître sans de grands dangers. Lorsque Rousseau présente, d'une manière absolue, les inégalités sociales, et, par exemple, les inégalités de fortune, comme une chose de pure convention, comme l'effet d'un privilège accordé aux uns au détriment des autres, il donne des choses l'idée la plus fausse; il avance une proposition absurde et anarchique ('). Il est possible sans doute que l'inégalité des fortunessoit, jusqu'à un certain point, l'effet de la violence; il n'est

(')« Je conçois dans l'espèce humaine, dit-il, deux sortes d'inégalités : l'une que j'appelle naturelle ou physique, parce qu'elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé...; l'autre qu'on peut appeler morale ou politique, parce qu'elle dépend d'une sorte de convention.... Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent au préjudice des autres, comme d'être plus riches, etc. » (Disc. sur l'inégalité).

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