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en divers cas, le fâcheux effet d'accélérer beaucoup trop le progrès de leur fortune? Y a-t-il quelque raison de penser que leur goût deviendrait moins pur, parce que leur industrie serait plus pure, et croit-on qu'en perfectionnant en nous le sentiment du juste, nous perdions le sentiment du beau? J'admets qu'il se puisse enfin que dans la vie industrielle on cultive les sciences avec moins de désintéressement que sous l'influence des régimes qu'on a appelés religieux ou militaires; mais comment oser dire qu'elles y sont cultivées avec moins d'activité, d'intelligence, d'étendue, de rectitude et même d'élévation?

Loin de convenir que la vie industrielle mérite les reproches qu'on lui a si souvent adressés, d'être antiscientifique, antipoétique, antimorale, antisociale, affirmons hardiment, certains que nous sommes d'être dans le vrai, que c'est, au contraire, sous l'influence de ce régime, et à mesure que les diverses professions deviennent plus pures de tout mélange d'injustice, à mesure qu'elles deviennent plus industrielles, que se perfectionnent davantage les beaux-arts, les sciences, les mœurs, les relations sociales, et que nos facultés de toute espèce prennent l'essor le plus poétiquement animé, le plus savamment dirigé, le plus moralement et socialement régulier dont elles soient susceptibles.

Que signifie, par exemple, de prétendre que la vie industrielle est contraire à la poésie? La société, disons-nous, devient d'autant plus industrielle que les arts divers qu'elle embrasse sont plus dégagés de tout mauvais moyen de s'enrichir. Qu'y a-t-il dans ce fait qui puisse nuire au sentiment poétique? et pourquoi ai-je déjà demandé, en obéissant mieux au sentiment du juste, aurions-nous l'âme moins ouverte au sentiment du beau? Pourquoi n'y aurait-il plus dans la société

ni imagination, ni passion, ni talent de peindre, parce que la violence et la fraude en seraient mieux bannies, et que, tous les arts demeurant d'ailleurs les mêmes, chacun d'eux seulement serait mieux purgé de ce que la barbarie des temps passés avait pu y mêler de pouvoirs injustes, et plus complètement réduit à ce qu'il renferme d'industriel?

Plus l'industrie humaine se purifie de tout ce que le passé y avait joint de moyens immoraux de s'enrichir, et plus nous sommes naturellement excités à tirer parti de tous les arts honnêtes qu'elle présente. Plus donc la vie devient industrielle, et plus les beaux-arts, comme tous les autres, doivent être cultivés avec ardeur.

Plus la vie devient industrielle, et plus nous tendons à nous faire une idée juste du véritable objet de tous les arts, de ceux qui agissent sur l'imagination et la passion comme de tous les autres. Plus donc la vie devient industrielle, et mieux les beaux-arts, comme tous les autres, doivent être compris, plus ils doivent être cultivés avec intelligence.

Plus la vie devient industrielle, et plus les arts spécialement désignés par le nom d'arts utiles ont besoin de l'assistance des beaux-arts. Plus donc la vie devient industrielle, et plus le concours des beaux-arts doit être généralement réclamé, plus doit s'étendre et s'agrandir leur domaine.

Plus la vie devient industrielle, et plus tous les arts qu'elle embrasse, activement et habilement dirigés, accroissent l'aisance universelle; plus, par conséquent, ils nous procurent les moyens de satisfaire notre passion naturelle pour les plaisirs de l'imagination et du goût. Plus donc la vie devient industrielle, et plus nous avons les moyens d'encourager les beaux-arts, d'entretenir et d'accroître leur activité, de la rendre élevée et féconde.

Plus la vie devient industrielle, et plus elle permet aux

beaux-arts de perfectionner leurs moyens d'action, de répandre à peu de frais, de propager, de généraliser les salutaires émotions qu'ils procurent: et n'est-ce pas encore là une manière puissante de les servir?

Plus enfin la vie devient industrielle, et plus il y a nécessité de cultiver les beaux-arts, dans l'intérêt même de l'industrie, et pour en prévenir la dégénération, pour lui conserver le mouvement et la vie, pour lui donner de plus en plus la pureté du goût, la correction et l'élégance des formes.

Où se manifeste au surplus, dans la vie industrielle, ce prosaïsme qu'on reproche tant à l'industrie, et où est la preuve que les intérêts qui la préoccupent détruisent dans les hommes le sentiment de la poésie? A quelle époque s'est-on montré plus sensible que de nos jours aux émotions que les beauxarts procurent, et comment ne pas être frappé de la passion presque frénétique qu'inspirent partout, et notamment dans les pays où l'industrie est le plus avancée, les artistes d'un grand talent, ceux surtout dont l'art a plus particulièrement le pouvoir de parler à l'imagination et à la passion, les grands artistes dramatiques, les compositeurs et les chanteurs éminents, les chanteuses et les danseuses célèbres? Comment, par exemple, accuser le temps présent d'indifférence pour l'art et les artistes sous l'impression non encore affaiblie de l'accueil qu'ont reçu dans le monde civilisé les Talma, les Pasta les Malibran, les Taglioni, les Rubini, bien d'autres encore, et notamment en présence des ovations singulières qui étaient faites récemment à une danseuse et à une tragédienne célèbres dans les deux pays les plus industriels du monde, en Angleterre et aux États-Unis (')? Et au surplus, où manquent

(') Je n'ai pas besoin de dire qu'il s'agit ici de Molles Rachel et Fanny

aujourd'hui aux grands artistes l'empressement animé des populations, les caresses, les distinctions, les fortunes rapides, les acclamations enthousiastes? Platon voulait qu'on bannît les poètes de sa république en les couvrant de fleurs : nous couvrons de fleurs les grands artistes et nous nous efforçons de les retenir. C'est à qui fera pour cela le plus de sacrifices, j'ai presque dit le plus de folies.

Certes le reproche qu'il est le moins permis de faire aux populations industrieuses de notre temps, c'est de manquer d'ardeur poétique, d'enthousiasme, d'exaltation. Il n'y a encore, hélas ! que trop de poésie dans bien des âmes; il n'y a que trop de ces instincts violents, de ces sentiments primitifs et emportés de la nature humaine qui formaient la poésie des temps antiques. Qu'on en juge par les crimes privés et publics que font commettre chaque jour l'imagination et la passion surexcitées; par ces soulèvements, ces émeutes, ces meurtres, ces empoisonnements, ces assassinats sans nombre, par ces folles comédies, par ces tragédies cruelles dont la société nous offre incessamment le spectacle; qu'on en juge surtout par les suicides multipliés auxquels aboutissent tant de passions mal contenues, l'amour, l'émulation, l'ambition, le désir de la gloire. Celui-ci trouve les plaisirs de la vie trop au-dessous de ce qu'il avait rêvé; celui-là désespère d'acquérir jamais assez de gloire; cet autre ne peut survivre au regret qu'il éprouve de voir pâlir celle dont il brillait; ce quatrième, né avec une intelligence bornée dans une condition obscure, ne supporte pas l'idée de n'exercer que des fonctions proportionnées à la médiocrité de son intelligence

Essler. Tous les journaux ont retenti du bruit de leurs triomphes. V. notamment les Débats des 10 février et 21 juin 1844, et 28 août

et de sa condition. Je n'ai pas besoin de citer d'exemples: il y en a de notables et de récents dans tous les souvenirs (').

Loin que les artistes de notre temps manquent d'imagination et de passion, ils en ont souvent plus qu'ils n'en peuvent conduire. Ce qui dépare le plus leurs œuvres, c'est peutêtre une recherche exagérée de la vie et de l'expression. << Tous les anciens, a dit un écrivain moderne, distingué par la délicatesse et la sûreté du goût ("), tous les anciens avaient dans l'esprit beaucoup moins de mouvement que nous; ils auraient cru, s'ils en avaient montré autant, pêcher contre la bienséance. Aussi leurs livres et leurs statues offrent-ils de perpétuels modèles de modération. » C'est du temps de l'empire, notez, que l'auteur faisait ces remarques. Que n'eût-il pas dit de nos jours, et en comparant la fougue actuelle à la modération antique !

C'est au surplus un assez beau reproche à faire à l'art que de l'accuser de pêcher par excès d'animation, surtout s'il joignait toujours la correction du dessin et la pureté des formes à la chaleur naturelle du sentiment. Mais plus peut être fondé ce reproche qu'on lui adresse aujourd'hui de s'émouvoir outre mesure, et plus il est permis de trouver étrange celui

(') J'ai sous les yeux, au moment ou j'écris ces lignes, une série d'extraits de journaux qui signalent des catastrophes de ce genre, et où se trouvent mentionnés notamment le suicide des deux amis Escousse et Lebas; celui de Nourrit; celui des deux jeunes frères, représentant de la librairie parisienne dans la Charente-Inférieure, qui se tuèrent ensemble, en 1838, sans alléguer d'autres motifs que leur ennui de vivre; celui de cet autre jeune homme, à peine âgé de 18 ans, qui se fit sauter le crâne vers le même temps, dans le département de Seine-et-Marne, parce qu'il avait, écrit-il, le cœur blessé de ne pouvoir, faute d'esprit, lui qui avait tant d'ambition, exercer qu'une profession secondaire ou subalterne, etc., etc.

(2) M. Joubert.

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