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dans le verbe actif qui lui sert de base. STRUERE, bâtir, construire, ce n'est pas seulement agir, c'est agir avec dessein, c'est disposer les choses en vue d'un objet quelconque. Aussi paraît-il que les Romains se servaient également du mot industria pour désigner l'activité, les soins, l'application qu'on mettait à faire les choses, et pour exprimer la dextérité, l'adresse avec laquelle on les faisait. Dans le latin, un homme industrieux, industrius, c'est d'abord un homme actif, et en second lieu un homme habile. Le mot, en passant dans notre langue, n'a guère retenu que la dernière de ces deux acceptions: il implique bien toujours l'idée d'action, puisque nous ne pouvons montrer notre dextérité que dans nos actes; mais ce qu'il signifie plus particulièrement c'est l'intelligence avec laquelle nous agissons.

Le mot industrie ne réveillant, dans son acception primitive, que l'idée d'une certaine habileté, on a dû l'appliquer d'abord à toutes les actions faites avec art, exécutées avec adresse, de quelque espèce qu'elles fussent d'ailleurs, c'est-à-dire qu'elles fussent bonnes ou mauvaises, utiles ou pernicieuses, qu'elles eussent un caractère moral ou immoral. Ainsi l'on a dit une honnête industrie, et une industrie malhonnête; on a dit l'industrie d'un intrigant, d'un escroc, ainsi qu'on a dit l'industrie d'un artisan, d'un laboureur. Il semble même que d'abord on ait donné de préférence le nom d'industrie à des actions peu honorables; et quand on voulait dire d'un homme privé de fortune que tous les moyens lui étaient bons pour s'enrichir, pour se tirer d'affaire, on disait que cet homme vivait d'industrie; on appelait chevaliers d'industrie, chevaliers de l'industrie, les hommes distingués dans l'art de la fraude, les hommes féconds en expédients honteux.

Cependant, tout en étendant le mot industrie à la détestable habileté des fripons, on n'a pas laissé de s'en servir

aussi pour désigner l'art des hommes livrés à des travaux honnêtes et licites; mais, conformément à son sens étymologique, on ne l'a d'abord appliqué qu'aux travaux où se montraient plus particulièrement l'esprit d'invention et d'exécution, l'adresse à trouver et à faire, je veux dire aux arts mécaniques. Il est une multitude de personnes pour qui le mot industrie, honorablement entendu, n'exprime encore que le travail de la fabrication, et qui disent l'industrie pour désigner les manufactures, en les séparant de toutes les autres classes de travaux. D'autres comprennent sous ce mot la fabrication et le commerce, et en excluent seulement l'agriculture (1). D'autres disent indistinctement les industries agricole, manufacturière, commerciale, qui ne consentiraient pas à qualifier d'industries les travaux scientifiques, littéraires, religieux, politiques. Peu de personnes encore, si je ne me trompe, étendent ce terme à tous les ordres d'actions qu'il est naturellement appelé à embrasser.

Heureusement, il est dans la destinée des mots de changer avec les sciences qui en font usage, et de prendre, à mesure qu'elles se perfectionnent, une acception mieux déterminée. C'est infailliblement ce qui arrivera au mot industrie, à proportion que se développera et se fixera tout à la fois la science de l'économie sociale. On vient de voir que, d'un côté, on avait étendu ce terme à beaucoup de mauvaises actions, tandis que, d'une autre part, on refusait de l'appliquer à plusieurs ordres de travaux utiles. Je ne doute pas qu'on ne finisse par l'étendre à tous les travaux utiles et par le retirer à toutes les actions malfaisantes. A vrai dire même,

(1) L'art que je désigne ici, conformément à l'usage, par le nom de commerce, est celui des transports. Cet art recevra ailleurs, et quand je m'occuperai de la nomenclature des divers industries, son appellation véritable. V. t. II, liv. vì, ch. 1 et 3.

un homme vivant d'industrie n'est plus aujourd'hui un homme indifférent sur les moyens de subsister, et se faisant au besoin une ressource de la violence ou de la fraude, c'est un homme occupé à créer des utilités d'une espèce quelconque, et, au moyen de ces utilités, se procurant, par des échanges loyaux et libres, toutes les autres utilités dont il peut avoir besoin. Le mot industrie, employé seul, ne se prend plus désormais qu'en bonne part; et quand on dit d'une manière générale l'industrie, on entend universellement par là l'action des facultés humaines appliquées à quelque utile et honorable opération. Ce mot, qui ne réveillait originairement que des idées d'habileté, implique donc aujourd'hui et impliquera de plus en plus dans l'avenir des idées de morale, et comme il n'est pas possible finalement d'appeler du même nom ce qui fait le bien et ce qui fait le mal, les arts utiles et les arts funestes, les arts qui détruisent et ceux qui produisent; comme il n'y a de productifs, de féconds, de favorables à l'humanité que les arts honnêtes, il n'y aura en définitive que ceux là à qui se puisse donner le nom d'industrie.

Ainsi ce qu'il faut entendre par état industriel, ce n'est, cela va sans dire, ni un état où puissent figurer les arts pernicieux et malheureusement très divers et très multipliés encore des hommes qui fondent leur fortune sur la spoliation d'autrui; — ni un état où l'on n'exercerait que des arts mécaniques, car il n'en est pas un où la société pût se contenter de cet ordre de travaux; ni même un état où fonctionneraient à la fois tous les arts qui agissent sur le monde matériel, car tous ces arts réunis ne suffiraient pas encore, et le développement des forces sociales impose à la société le devoir de travailler sur les hommes au moins aussi impérieusement que celui de travailler sur les choses; mais c'est l'état où figureraient à la fois, à l'exclusion des arts nuisibles,

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tous les arts véritablement utiles, ceux qui donnent de la valeur aux hommes comme ceux qui en donnent aux choses, tous ceux qui entrent dans l'économie de la société, tous ceux qui, par leur travail actuel ou par les fruits accumulés d'une industrie antérieure, contribuent, de quelque façon que ce soit, à accroître la masse des idées, des bons sentiments, des vertus, comme celle des utilités matérielles de toute espèce dont se compose la richesse, la puissance, la décoration, l'honneur, la gloire, la félicité du genre humain.

H reste toutefois une difficulté à résoudre. A vrai dire, l'homme cultive les mêmes arts à peu près dans tous les temps. A quelque hauteur qu'on remonte dans l'histoire de la civilisation, on retrouve toujours, sous une forme plus ou moins déterminée, les divers ordres de travaux, les principaux genres d'organes ou d'appareils qui sont nécessaires au développement de la vie sociale. Ils existent en ébauche jusque dans les àges les plus rudes de la société. On en découvre les premiers élédiments même dans la vie errante des peuples chasseurs et pasteurs. L'anthropophage ne vit pas seulement de meurtre, le nomade seulement de rapine. L'un et l'autre commencent, sous tous les rapports essentiels, à donner une direction innocente et fructueuse à l'emploi de leurs facultés. Il y a quelques industries extractives, d'utiles déplacements d'hommes et de choses, un peu de fabrication, de faibles commencements d'agriculture, quelques essais informes d'art et de poésie, d'études et d'observations scientifiques, de morale et de religion, de gouvernement et de police. On aperçoit donc, jusque dans les modes d'existence les plus sauvages, le commencement de tous les arts dont l'ensemble forme le système industriel tout entier; et la seule chose qui distingue véritablement les sociétés civilisées des âges incultes, c'est qu'à mesure qu'on avance on retrouve les mêmes

travaux, non-seulement plus développés, plus habiles, plus exercés, plus puissants de toute manière, mais surtout plus dégagés de ce qui s'y mêlait d'abord d'habitudes violentes ou frauduleuses, 'plus réduits à l'état d'industrie, dans la pure et honorable acception du mot.

Suffit-il néanmoins de voir poindre, au début de la vie sociale, le germe de tous les arts dont se compose l'industrie humaine pour pouvoir donner à l'état social le plus informe le nom d'état industriel? Suffirait-il même, pour pouvoir appliquer ce nom à l'état actuel, d'y retrouver toutes ces industries fondamentales développées, étendues et plus ou moins rectifiées au point de vue moral, si d'ailleurs il n'en était pas une où l'on ne crût encore pouvoir légitimement accroître ses profits par quelque privilège, quelque monopole, quelque extorsion légalement ou illégalement autorisée, et dont l'exercice ne fût toujours plus ou moins empreint d'injustice? A la rigueur, le titre d'état industriel n'est applicable, je ne dirai pas qu'à l'état où toutes les professions sociales, depuis les plus infimes jusqu'aux plus élevées, sont, en fait, parfaitement pures de violence, car un tel état n'existe et probablement n'existera jamais nulle part; mais du moins qu'à l'état où elles sont telles en droit; où elles se sont theoriquement désistées de toute prétention injuste; où il est constitutionnellement établi qu'aucun homme ne peut rien exiger d'aucun autre à titre de dominateur, de maître, de privilégié, de monopoleur; où il est de principe que le prix que chacun obtient de ce qu'il fait ou de ce qu'il livre doit être tout entier le prix du produit livré ou du service rendu, et ne provenir pour aucune part, d'aucun droit exclusif, d'aucune protection excessive, et telle pour les uns qu'elle dégénère en oppression pour les autres; où l'on ne veut pas que le gouvernement ait un caractère différent de celui de tous les autres

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