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exercice est une garantie de nos libertés publiques, ni à celles enfin dont l'inaction serait évidemment plus nuisible que l'activité n'en serait dangereuse. Mais ces subtiles distinctions, ces théories commodes expliquent-elles suffisamment la contradiction radicale que je signalais il n'y a qu'un instant, et serait-il bien difficile de désigner des facultés appartenant à l'une ou à l'autre des catégories dont la liberté est regardée comme nécessaire, et qui n'en sont pas moins assujéties?

On croit encore expliquer les contradictions signalées, en disant qu'elles ont leur raison dans la nature même des sciences morales, dans la diversité de leurs fondements, et qu'il ne faut pas vouloir décider par des considérations économiques ce qui doit l'être par des principes de politique ou de morale. Mais il n'y a nullement entre ces sciences le désaccord qu'on prétend y voir. Il n'est pas vrai qu'une chose économiquement inapprouvable puisse mériter d'être politiquement ou moralement approuvée. Autant vaudrait dire, dans un autre ordre de faits, qu'une même proposition peut être à la fois physiquement erronée et chimiquement exacte. Or, il n'en est assurément pas ainsi; et si, dans l'ordre des faits matériels, les principes qui gouvernent les sciences peuvent différer sans être pour cela contraires, on ne voit pas pourquoi ils se combattraient dans l'ordre des faits moraux. Lors donc qu'on s'avise de soutenir que la plupart de nos facultés doivent rester assujéties à côté du petit nombre de celles qu'on a déclarées libres, il ne faut pas qu'on croie justifier de telles contradictions en essayant d'en rendre la science complice.

La vraie raison de cet assujétissement du plus grand nombre de nos facultés, à côté de la liberté accordée à quelquesunes, est dans la situation de l'esprit public à leur sujet, et

dans l'état d'indifférence où il se trouve en ce qui les concerne, état qui permet d'invoquer contre elles toute sorte de mauvaises raisons. On est à cet égard dans la disposition d'esprit où l'on se trouvait à l'égard de la presse, avant son affranchissement, et qui a protégé si longtemps la censure. Mais, de même que l'esprit public s'est modifié à l'égard de la presse, il se modifiera tôt ou tard à l'égard des autres travaux, et le gouvernement sera conduit à faire pour tous, ce qu'il a fait pour quelques-uns, c'est-à-dire à relâcher peu peu, et finalement à rompre tout-à-fait les liens par lesquels il en retient encore un si grand nombre sous sa tutelle.

à

Sûrement, en disant ce qui adviendra, je ne prétends pas exposer ce qui est actuellement réalisable : je prétends dire seulement ce qui pourra un jour le devenir, et ce qui est théoriquement hors de doute. Il ne faut pas croire en effet que les sciences morales et sociales soient uniquement, comme il est devenu de mode de le dire, des sciences d'application, et qui ne renferment de vrai que ce qui est immédiatement praticable. Autant vaudrait arguer de faux, en chimie et en physique, tout ce dont on n'est pas encore parvenu à tirer parti. Non, les sciences sociales ont, comme toutes, leurs vérités théoriques destinées à demeurer à l'état de théorie jusqu'au moment où l'on pourra en faire une application utile, et leurs vérités théoriques actuellement susceptibles d'être appliquées. Voilà ce qu'il faut dire, au lieu de sacrifier, ne fût-ce que partiellement, les principes de la science, et d'avoir toujours en poche, pour les besoins du moment, quelque nouvelle théorie. Ce sacrifice de la vérité scientifique, auquel les hommes d'État, et parmi eux des esprits du premier ordre, se sont montrés de tout temps si disposés, de peur qu'on ne les accusât de manquer de sagesse pratique; ce sacrifice, dis-je, est à la fois humiliant et superflu. Je n'admets point

en effet qu'un publiciste qui se respecte se trouve jamais dans la nécessité pénible de faire faux bond à la théorie. Seulement, s'il a l'ambition très permise et très louable de se montrer habile praticien et homme capable d'affaires, il saura toujours distinguer entre les vérités théoriques celles qui sont actuellement applicables, et celles dont une sagesse intelligente commande d'ajourner l'application.

C'est surtout au gouvernement qu'il importe de savoir faire cette distinction essentielle, et, partant, ce sera surtout à lui qu'il appartiendra, dans tous les temps, de discerner, entre les choses qu'il retient sous sa tutelle, celles qu'il doit y garder encore, et celles qu'il peut utilement affranchir. S'il est un pouvoir qui lui soit propre, c'est celui de présider à ce mouvement des réformes, et de choisir, entre les choses qu'il gouverne, celles dont il doit retenir et celles dont il est à propos qu'il abandonne la direction. Non-seulement c'est là de ses attributions la plus incontestable, mais c'est celle qu'il doit conserver avec le plus de soin. Rien n'est en effet plus nécessaire que de trouver dans l'État un point fixe et résistant, au milieu de la prodigieuse mobilité de toutes choses. Le gouvernement ne doit pas trop résister sans doute; mais il ne doit pas non plus trop céder, et surtout il ne doit céder qu'en gouvernant toujours. Un gouvernement qui se laisse déborder par le mouvement des réformes, est un gouvernement inévitablement perdu. Ceci, vrai partout, le serait particulièrement en France, et, comme peu de pays au monde ont autant de fougue, peu de pays, à la suite d'une révolution surtout, ont autant besoin d'être fermement gouvernés. Qui ne sait qu'il faut ménager le vent aux têtes françaises?

On n'ignore point d'ailleurs qu'à beaucoup d'égards, et par exemple à l'égard des droits politiques, départementaux, municipaux, à l'égard des associations de toute espèce, à

l'égard des professions, la tutelle que le gouvernement exerce、 a quelque chose de naturellement indéfini. On sent très bien qu'il ne peut pas faire entrer tout le monde à la fois dans les collèges électoraux de tous les étages; qu'il ne peut pas donner aux communes et aux départements, pour la gestion des intérêts qui leur sont propres, des attributions d'abord illimitées; qu'il ne peut pas davantage affranchir à la fois toutes les associations et toutes les professions; qu'il ne saurait, en un mot, laisser les populations substituer leur activité à la sienne avant qu'elles y aient été lentement préparées, et, alors même que sur quelques points cette préparation serait suffisante, avant que des arrangements aient été pris pour substituer l'action fermement répressive du gouvernement à son action purement préventive.

Quel publiciste un peu sensé, par exemple, voudrait proposer aujourd'hui d'abaisser le cens nécessaire pour l'électorat politique, départemental ou communal? Qui voudrait risquer de demander de nouvelles attributions pour les départements et les communes après l'extension toute récente, et trop hâtive peut-être sur quelques points, que ces attributions ont reçue, et solliciter de nouvelles concessions du même genre avant que l'avenir en ait suffisamment réalisé les conditions? Qui ne trouverait le gouvernement peu judicieux si, dans l'état d'imperfection notoire où se trouve encore parmi nous l'esprit d'association, il consentait à se décharger tout-à-coup sur des compagnies particulières de l'exécution de tous les travaux publics? Enfin qui oserait inférer de ce que le gouvernement a récemment aboli la censure et supprimé d'autres restrictions à la liberté, qu'il doit subitement renoncer à toute mesure restrictive et abolir dans son ensemble tout le système préventif? Il n'est certainement pas de publiciste, pour peu qu'il fût jaloux de sa réputation

de praticien et d'homme d'affaires, qui osât mettre en avant de telles propositions.

Mais d'un autre côté, quel est l'homme éclairé qui, après l'extension qu'ont graduellement acquise tous les droits publics de ce pays, voudrait affirmer qu'ils ne recevront jamais aucune extension nouvelle, et que le gouvernement conservera toujours les attributions que lui a faites une concentration de pouvoirs évidemment exagérée? Certainement mul ne le pourrait sans témérité et sans imprudence. Celles qu'il gardera dans toute leur intégrité, ce sont celles qui lui sont vraiment propres, celles dont il a besoin pour maintenir l'ordre dans la société, pour y réprimer le dol, la fraude, l'injustice, la violence, pour y bien administrer la justice, en un mot. Plus la société deviendra active, et nombreuse, et puissante, et plus il aura besoin de ces attributions là, et plus il aura de soins à donner au maintien de l'ordre et à la bonne administration de la justice. Mais, plus il aura besoin de s'occuper de la bonne administration de la justice, et plus il devra laisser l'activité sociale prendre la place de la sienne dans les choses qui appartiennent naturellement à la société. On verra la puissance publique à la fois s'étendre et se simplifier; la population entrer davantage dans le gouvernement, et le gouvernement circonscrire davantage son activité, et laisser le champ plus libre à la population. L'extension donnée aux attributions communales et départementales en pourra provoquer dans l'avenir de plus étendues. L'introduction des compagnies particulières dans l'exécution des travaux publics, exigera que cette introduction devienne sérieuse, et qu'on laisse à l'esprit d'association les moyens de se former. Enfin, l'affranchissement de quelques professions, exigera que peu à peu on les affranchisse toutes.

Qui, par exemple, voudrait affirmer que les communes, en

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