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Les seuls règlements donc qu'elle put vouloir réserver à l'autorité le droit de faire, c'étaient des règlements destinés à réprimer les délits que pourraient commettre, les dommages que pourraient causer, ou même le danger que pourraient faire courir les personnes par qui seraient exercées les professions déclarées libres, et non des règlements qui ne permissent de les exercer qu'avec son autorisation; car de tels règlements et la liberté sont choses naturellement incompatibles. Ne tombe-t-il pas sous le sens, en effet, qu'on n'est pas libre de faire ce qu'on ne peut faire qu'avec la permission d'autrui?

On prétend que le pouvoir doit gouverner directement et soumettre à des restrictions préventives toute action, tout établissement, toute industrie, qui exposeraient les particuliers ou le public à des dommages très difficiles à éviter et impossibles à réparer. C'est, nous dit-on, le principe dirigeant de la matière. Approuveriez-vous qu'on pût faire usage d'armes à feu dans l'intérieur des villes, sauf à poursuivre devant les tribunaux ceux qui auraient eu la maladresse de blesser ou de tuer quelqu'un? Permettriez-vous de placer au milieu des habitations une fabrique de poudre, ou tel atelier de produits chimiques des plus insalubres, sauf, après que la poudrière aurait sauté, ou que l'établissement pestilentiel aurait engendré une épidémie meurtrière, à traduire en justice les entrepreneurs? Toléreriez-vous, sauf punition lorsque quelque malheur serait arrivé, que des propriétaires de mines négligeassent dans la conduite de leurs travaux les précautions les plus indispensables pour protéger la vie des mineurs et ne pas compromettre la sûreté des habitations construites au-dessus de la mine?.....

Il y a une réponse simple et péremptoire à faire à ces observations: c'est qu'il ne peut être permis dans aucun système

de faire les actions qui viennent d'être énumérées, ou des actions quelconques du même genre. Le simple fait de se servir d'armes à feu dans la rue, de former au cœur d'une ville un établissement dangereux ou pestilentiel, de négliger toute précaution de sûreté dans la conduite des travaux d'une mine, de tels faits, dis-je, sont déjà par eux-mêmes des imprudences ou des incuries très répréhensibles, très punissables, qui devraient donner immédiatemont ouverture à des réparations civiles ou pénales, et qu'il faudrait avoir soin de poursuivre avant qu'elles eussent produit les résultats déplorables qui viennent d'être signalés. On ne peut donc pas dire qu'il y ait lieu d'organiser un régime préventif pour empêcher des actes que devraient déjà réprimer, dans tous les cas, l'administration de la justice la moins prévoyante.

On observe que le principe dirigeant de ces matières est qu'il faudrait soumettre à des règles préventives l'exercice de toute profession, la création de tout établissement, l'emploi de tout ustensile qui pourraient causer des maux difficiles à éviter et impossibles à réparer. Mais il faut prendre garde qu'il n'est pour ainsi dire pas un instrument, dans le nombre de ceux dont l'usage nous est le plus familier et le plus permis, au moyen duquel on ne puisse faire, sans qu'il soit possible de s'en garer, des maux tout à fait irréparables. Faudrait-il donc soumettre l'emploi des choses les plus usuelles à des règlements préventifs? Ne trouve-t-on pas suffisant de prévoir les maux qu'ils peuvent servir à faire, et d'en poursuivre la punition et la réparation? Serait-il plus difficile de prendre des sûretés du même genre contre les professions réputées dangereuses, de prévoir les dommages qu'elles peuvent causer, et de punir même les dangers auxquels elles exposent, lorsque ces dangers seraient assez graves pour être déjà un mal qui exigeât répression?

On raisonne toujours, quand on plaide la cause du régime préventif, comme si, les précautions abusives de ce régime une fois mises de côté, il n'y aurait plus rien à faire; et, en effet, il est presque toujours arrivé, quand on a consenti à supprimer sur quelques points les entraves que traîne après lui ce système, qu'on ne croyait plus avoir à s'inquiéter de rien. On laissait faire le mal, on laissait les abus s'accumuler, et puis, quand les inconvénients de ce nouvel état étaient devenus intolérables, on n'imaginait rien de mieux que de revenir aux anciennes précautions et de reprendre les mêmes lisières. Il est pourtant bien évident qu'on ne peut renoncer à gêner l'usage qu'à condition de le régler et de le modérer en punissant l'abus, et qu'à la cessation des devoirs factices du régime préventif commencent pour le gouvernement les obligations plus sérieuses du système de répression. Il est permis de soutenir que ce système offrirait, dans tous les cas, des préservatifs suffisamment efficaces; mais il tombe sous le sens que ce ne pourrait être qu'à la condition de s'inquiéter un peu de ce que pourraient faire les travailleurs affranchis, à la charge d'aller au-devant, non-seulement des dommages qu'ils pourraient causer, et des crimes et délits qu'ils pourraient commettre, mais aussi des négligences et des imprudences où ils pourraient tomber, et à la charge encore de réprimer avec intelligence, avec courage, avec persistance, les écarts où ils se laisseraient aller. Il est évident, en un mot, que toute liberté suppose une législation répressive éclairée et prévoyante, et une habile et ferme administration de la justice civile et pénale.

On objecte les difficultés qu'il y aurait à remplir de telles conditions, à préparer pour les arts soumis à des règlements préventifs une bonne législation répressive, à accoutumer les tribunaux, longtemps dispensés de ce soin, à faire avec

un zèle patient et éclairé l'application de ces nouvelles lois, à substituer en un mot l'action régulière de la justice à celle d'une police arbitraire; et, sans se préoccuper de ces difficultés outre mesure, il faut savoir en reconnaître la réalité. Mais la question est de savoir ce qui est bien, non ce qui est le plus commode. Le plus commode serait de se dispenser de tout soin, et de ne pas même exercer sur les arts la police préventive à laquelle on les a soumis. Mais niera-t-on qu'un bon système de répression, si l'on voulait se donner la peine de s'y préparer, ne fût infiniment préférable; et, bien qu'il ne fût pas toujours sans difficulté d'organiser ce mode de défense, et d'accoutumer les tribunaux à s'en servir, quelqu'un voudrait-il affirmer que ce fût chose impossible?

Il est vrai qu'alors même qu'on s'en servirait avec le plus de suite et d'intelligence, bien des écarts pourraient encore avoir lieu. Mais le régime préventif aurait-il donc la prétention de les rendre impossibles? N'arrive-t-il pas sans cesse, malgré les entraves gênantes dont il enveloppe tous les travaux, que des mineurs sont ensevelis dans les mines, que des poudrières font explosion, que des machines à vapeur éclatent? Ne voit-on pas fréquemment ces machines, parées, gréées, armées de toutes leurs défenses, sauter, sans respect pour les règlements, et, quelquefois, sous les yeux de la science même et à la barbe de leurs tuteurs les plus éminents? N'y a-t-il pas, d'un autre côté, assez d'exemples de médecins pourvus de diplômes qui commettent des bévues, de chirurgiens brevetés qui opèrent mal, de pharmaciens approuvés qui font des méprises, d'avocats licenciés qui donnent de mauvais conseils, de notaires privilégiés qui font banqueroute? Et si l'on peut dire, ce qui est pourtant très susceptible de contestation, que de tels accidents sont plus fréquents en pays de liberté que là où tout est subordonné aux

règles d'une police préventive, pourrait-on affirmer aussi que, dans les pays de liberté, la fréquence de ces accidents tient à l'absence de précautions préventives, et non à celle d'un système de répression habile et convenablement administré?

Les défenseurs du régime préventif ne prennent pas garde d'ailleurs aux flagrantes contradictions où ils tombent, et à l'impossibilité qu'il y a de concilier l'ensemble des restrictions qu'ils défendent avec les libertés déjà concédées. Si le principe dirigeant est qu'il faut soumettre à des mesures préventives l'usage de toute faculté dont le libre exercice peut causer des maux difficiles à éviter et impossibles à réparer, pourquoi en avoir affranchi aucune, et quelle est celle qui n'offre pas, dans une certaine mesure, les dangers signalés? Pourquoi avoir établi la liberté de la tribune, de la presse, du culte, d'un certain nombre de travaux ? et, si l'on a cru celleslà possibles, pourquoi en avoir déclaré impraticables d'autres qui n'offrent pas plus d'inconvénient? Comment concilier la liberté de quelques-unes avec la servitude du plus grand nombre? Comment comprendre qu'on approuve l'application des règlements préventifs à une multitude d'objets presque indifférents, et qu'on ne veuille plus la supporter dans des objets où elle avait paru si longtemps indispensable? Quelle est l'industrie en apparence plus dangereuse que l'imprimerie? où en est-il qui puisse porter des coups plus inattendus, faire des blessures plus incurables, et comment admettre que le gouvernement a besoin de conserver la direction de quelqu'une quand il a pu abandonner la direction de celle-là?

On croit expliquer ces contradictions en observant que le système préventif ne doit s'appliquer ni à celles de nos facultés dont la libre activité est une condition essentielle du développement moral de notre nature, ni à celles dont le libre

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