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facultés, il faut que nous sachions en renfermer l'usage dans les bornes de ce qui ne nous peut pas nuire. Il est clair, en effet, que nous ne pouvons nous en servir de manière à nous faire du mal sans diminuer, par cela même, le pouvoir que nous avons d'en faire usage. Nous sommes bien les maîtres, jusqu'à un certain point, d'exécuter des actions qui nous sont préjudiciables; mais nous ne le sommes pas, en exécutant de telles actions, de ne rien perdre de notre liberté. Il est d'universelle expérience que ce qui déprave, énerve, abrutit nos facultés, nous ôte la liberté de nous en servir; et de toutes les prétentions, la plus absurde assurément et la plus contradictoire serait de vouloir à la fois en abuser et les conserver saines, vivre dans la débauche et ne pas nuire à sa santé, prodiguer ses forces et n'en rien perdre, etc.

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Je dis enfin, et cette troisième proposition n'est pas moins évidente que les deux premières, que, pour disposer librement de nos forces, il faut que nous nous en servions de manière à ne pas nuire à nos semblables. Nous avons bien, dans une certaine mesure, le pouvoir de nous livrer au crime; mais nous n'avons pas celui de nous y livrer sans diminuer proportionnellement notre liberté d'agir. Tout homme qui emploie ses facultés à faire le mal, en compromet par cela même l'usage : c'est en quelque manière se tuer que d'attenter à la vie d'autrui; c'est compromettre sa fortune que d'entreprendre sur celle des autres. Il n'est sûrement pas impossible que quelques hommes échappent aux conséquences ou du moins à quelques-unes des conséquences d'une vie malfaisante; mais les exceptions, s'il y en a de réelles, n'infirment point le principe. L'inévitable effet de l'injustice et de la violence est d'exposer l'homme injuste et violent à des haines, à des vengeances, à des représailles, de lui ôter la sécurité et le repos, de l'obliger à se tenir continuellement sur ses

gardes, toutes choses qui diminuent évidemment sa liberté. « Si vous voulez, disait Sully à Henri IV, soumettre par la force des armes la majorité de vos sujets, il vous faudra passer par une milliasse de difficultés, fatigues, peines, ennuis, périls et travaux; avoir toujours le cul sur la selle, le haubert sur le dos, le casque en tête, le pistolet au poing et l'épée à la main (1). » Il n'est au pouvoir d'aucun homme de rester libre en se mettant en guerre avec son espèce. C'était, a-t-on dit, un propos banal de Bonaparte qu'il n'est rien qu'on ne puisse avec une forte armée : — « Eh bien ! j'irai à Madrid, j'irai à Vienne; avec une armée de cinq cent mille hommes on peut ce qu'on veut. » -Avec une armée de cinq cent mille hommes on peut aller mourir, captif et délaissé, sur un rocher désert, au milieu de l'Atlantique. Le despote le plus puissant ne saurait être assez puissant pour rester toujours le maître. Et ce que je dis d'un individu on peut le dire des plus vastes réunions d'hommes. On a vu bien des partis, on a vu bien des peuples chercher la liberté dans la domination, on n'en a pas vu que la domination, à travers beaucoup d'agitations, de périls et de malheurs provisoires, n'ait conduit tôt ou tard à une ruine définitive (1).

Hobbes dit qu'en l'état de nature il est loisible à chacun de faire ce que bon lui semble (*). Il n'est pas douteux qu'en quelque état que ce soit, un homme n'ait le pouvoir physique de commettre un certain nombre de violences. Mais est-il quelque état, selon Hobbes, où l'on puisse être injuste et méchant

(1) Économies royales.

(*) On connait ces belles paroles d'un homme d'esprit qui était surtout un homme de sens : « Ce qui vient de la guerre s'en retournera par la guerre; toute dépouille sera reprise; tous les vainqueurs seront vaincus, et toute ville pleine de proie sera à son tour saccagée. » (M. Joubert.) (3) Éléments philosophiques du citoyen.

avec impunité? N'est-il pas également vrai, dans tous les temps et dans toutes les situations, que l'injure provoque la haine, que le meurtre expose la vie du meurtrier? Que signifie donc de dire qu'en l'état de nature il est permis à chacun de faire ce que bon lui semble? Il est, en tout état, impérieusement commandé, à qui ne veut pas souffrir d'insultes, de n'en pas commettre. Je sais bien que, dans les premiers âges de la société, chacun exerce plus de violences; ́mais chacun aussi en endure beaucoup plus. La résistance se proportionne naturellement à l'attaque, et la réaction à l'action. C'est par là que l'espèce se maintient : il n'y a que ce qui résiste qui dure.

Aussi ajouterai-je que si, pour être libre, il est nécessaire de s'abstenir du mal, il est tout aussi indispensable de ne le pas supporter; car c'est par l'énergie qu'on met à ne le pas supporter qu'on intéresse les autres à ne le pas faire. Tant qu'on veut bien se plier à une injustice, on peut compter qu'elle se commettra. Rien de plus corrupteur que la faiblesse: en consentant à tout souffrir, on intéresse les autres à tout oser. Alceste fait un partage égal de sa haine entre les hommes malfaisants et les hommes complaisants. Je ne sais s'ils y ont un même droit. Le mal vient peut-être moins de la malice des hommes injustes, que de la faiblesse des hommes pusillanimes. Ce sont ceux-ci qui gâtent les autres. C'est le grand nombre qui déprave le petit en se soumettant trop facilement à ses caprices. Nous avons tous besoin de frein, et d'autant plus que nous disposons de plus de forces. S'il faut que les individus soient contenus par le pouvoir, le pouvoir, à son tour, a souvent besoin d'être contenu par la société, et souvent aussi la société, qui doit le contenir, est encore plus intéressée à réprimer les agressions de ses adversaires. On fait trop exclusivement, à l'heure où j'écris ceci, consister le

courage politique à résister au gouvernement. Ce courage, tout méritoire qu'il est quelquefois, n'est pas toujours assurément le plus nécessaire, ni surtout le plus difficile. Il est des temps où les factions ont besoin d'être surveillées et contenues avec infiniment plus de soin encore que le pourvoir: Si le pouvoir agit avec plus de suite, elles agissent avec plus d'emportement, et quand elles ne sont pas réprimées à temps, leur fougue devient telle qu'il n'y a bientôt plus moyen de les arrêter et qu'elles se livrent aux plus hideux désordres. Leur tyrannie est bien plus redoutable d'ailleurs, et partant la force d'âme nécessaire pour leur résister est bien plus rare et bien plus recommandable. Nos plus magnifiques gloires sont celles qui ont été acquises à lutter contre les factions. Rappelez les beaux noms de notre histoire, et voyez si vous en trouverez beaucoup de plus nobles que ceux des L'Hopital, des Molé, des Achille de Harlay, des Bailly! Songez, au contraire, à ces temps de dégradation et de faux courage, où l'opposition n'est plus qu'une manie, où l'on continue par habitude une lutte devenue sans péril, où l'on croit jouer encore le beau rôle en s'associant à des passions violentes contre un gouvernement juste, que l'on croit faible parce qu'il est modéré, et jugez s'il est quelque chose de plus nuisible et de moins honorable que de telles mœurs. Il ne suffit donc pas que la société sache contenir et modérer le pouvoir qu'elle a établi, il est pour le moins aussi essentiel qu'elle soit capable de réprimer à propos les factions qui l'attaquent, qu'elle ait acquis la sagacité, l'aplomb, le sang-froid, la fermeté nécessaires pour cela. C'est à elle de fournir à tout le monde des motifs de bonne conduite; c'est à elle d'attacher tant de dégoûts et tant de périls à l'abus de la puissance, que les despotes les plus hardis, que les factions les plus effrénées sentent le besoin de

se contenir.

Au reste, à voir les choses avec un peu de fermeté et d'étendue, on peut dire que l'humanité ne s'est pas manquée à elle-même, et que, s'il y a eu dans le monde une effrayante masse d'agressions injustes, il y a eu encore plus de justes et d'honorables résistances. Cela est prouvé par cela seul que le genre humain n'a pas péri, que le bon droit, que les actions conservatrices de l'espèce, ont de plus en plus prévalu. Il faut donc que le mauvais droit ait été réprimé, que les méchants aient été punis; et, pour revenir à ma proposition précédente, il reste constant que l'homme injuste perd le libre usage de ses forces dans la pratique de la violence et de l'iniquité.

Ainsi l'homme, par la nature même des choses, ne peut avoir de liberté (dans la sphère où il lui a été donné d'exercer ses forces), qu'en raison de son industrie, de son instruction, des bonnes habitudes qu'il a prises à l'égard de lui-même et envers ses semblables. Il ne peut être libre de faire que ce qu'il sait; et il ne peut faire avec sûreté que ce qui ne blesse ni lui, ni les autres. Sa liberté dépend tout à la fois du développement de ses facultés, et de leur développement dans une direction conservatrice.

Si, pour être libres, nous avons besoin de développer nos facultés, ils s'ensuit que plus nous les avons développées, plus est étendu, varié l'usage que nous en pouvons faire, et plus aussi nous avons de liberté. Ainsi nous sommes d'autant plus libres que nous avons plus de force, d'activité, d'industrie, de savoir; que nous sommes plus en état de satisfaire tous nos besoins; que nous sommes moins dans la dépendance des choses: chaque progrès étend notre puissance d'agir, chaque faculté de plus est une liberté nouvelle. Tout cela est évident de soi. Rousseau a beau mettre la liberté de

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