Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE VII.

LIBERTÉ COMPATIBLE AVEC LE DEGRÉ DE CULTURE DES PEUPLES CHEZ QUI LES PRIVILÈGES DES ORDRES ET DES CORPORATIONS ONT ÉTÉ REMPLACÉS PAR UNE EXTENSION EXAGÉRÉE DES POUVOIRS DE L'AUTORITÉ CENTRALE.

Une grande révolution opérée en France en 1789 y détruisit, à peu près radicalement, l'état social que je viens de décrire. Toutes les distinctions d'ordres furent effacées, toutes les hiérarchies artificielles abolies, toutes les influences subreptices annulées, toutes les corporations oppressives dissoutes.

Il ne faudrait pourtant pas dire, comme on l'a fait si souvent, que l'on passa le niveau sur les têtes. Il ne fut certainement pas décidé que les hommes de six pieds n'en auraient que cinq, que la vertu serait abaissée au niveau du vice, que la sottise aurait sa place à côté du génie, que l'ignorance et le dénûment obtiendraient dans la société le même ascendant que la richesse et les lumières. Ce ne fut pas là, tant s'en faut, la pensée de la révolution. Loin de chercher à détruire les inégalités naturelles', elle voulut au contraire les mettre en relief, en ôtant les inégalités factices qui les empêchaient de se produire.

En un sens, c'étaient les hommes du régime précédent, c'étaient les apôtres du privilège qui avaient été de véritables niveleurs. Dans leurs classifications arbitraires et immuables, ils ne tenaient, pour ainsi dire, aucun compte des prééminences réelles, et ils voulaient que l'on fût grand ou petit, bon ou mauvais, habile ou sot par droit de naissance. Ce futt contre cette égalisation absurde et forcée que fut dirigée la

révolution. Loin de viser à tout niveler, elle brisa le niveau que des mains oppressives tenaient abaissé sur le grand nombre; et, sans prétendre assigner de rang à personne, elle voulut que chacun pût devenir tout ce que naturellement il pourrait être, et ne fût jamais dans le droit que ce qu'il serait dans la réalité.

Qu'un tel changement plaçât le pays dans une situation comparativement favorable à la liberté, c'est ce qu'il n'est certainement pas possible de mettre en doute. On conçoit, en effet, ce que devait offrir de facilités pour tous les développements, pour toutes les acquisitions, pour tous les travaux la destruction d'obstacles aussi graves et aussi compliqués que ceux qu'avait si longtemps opposés à l'activité humaine le régime qui venait d'être aboli. Il suffit d'avoir vu ce qu'étaient ces obstacles, ce qu'ils empêchaient de progrès, ce qu'ils entretenaient de corruption et d'abaissement dans les mœurs, ce qu'ils mettaient de trouble et d'hostilité dans les relations sociales, pour comprendre ce que le seul fait de leur destruction devait avoir, sous tous les rapports, d'avantageux pour la liberté. Mais, malheureusement, ces obstacles devaient être remplacés par d'autres d'une nature fort grave encore, et il était dans la nature des choses qu'au despotisme des corporations et des ordres succédât celui d'une autorité centrale dont les attributions et l'action seraient déplorablement exagérées.

Plusieurs causes très considérables se réunissaient pour pousser la révolution à ce résultat. Historiquement, tout tendait depuis longtemps parmi nous à l'agrandissement de l'autorité centrale. Il fallait d'ailleurs que cette autorité fût très concentrée et très énergique pour pouvoir briser les résistances que l'abolition du régime des privilèges était destinée à rencontrer. Il y avait, en outre, une raison puissante pour que

[ocr errors]

le pouvoir étendît démesurément ses attributions, dans cette circonstance, que l'autorité souveraine était passée dans les mains de la nation, et que c'était au nom de la souveraineté nationale que le régime des privilèges venait d'être aboli. En fait, cette souveraineté était victorieuse et triomphante. En principe, on lui attribuait une compétence illimitée. Il paraissait tout simple, dans les idées qui dominaient alors, d'immoler les indépendances individuelles à la puissance collective, et, comme la loi était censée l'expression de la volonté générale, rien n'était réputé tyrannique dès qu'on procédait par des lois. Enfin, il y avait dans les mœurs politiques une passion, parmi beaucoup d'autres, qui aurait suffi pour faire prendre à l'autorité centrale un développement exagéré je veux parler de l'amour des places et de cette tendance, de plus en plus générale, qu'on avait depuis longtemps contractée de chercher l'illustration et la fortune dans le service public. Chacun, à l'imitation des classes à qui le monopole en avait été ravi, était disposé à l'envisager comme une ressource. Chacun voulait y puiser quelque chose de la richesse et du lustre qu'il avait toujours répandu sur ses possesseurs. Toutes les professions étaient déclarées libres; mais c'était vers celle-là de préférence que se dirigeait l'activité. La tendance des idées et des mœurs était d'en faire en quelque sorte un moyen général d'existence, une carrière immense ouverte à toutes les ambitions.... Or, c'était surtout cette tendance qui favorisait le développement de l'autorité centrale, et qui aurait suffi pour exagérer ses attributions, quand cette exagération n'aurait pas dû résulter inévitablement des autres causes que je viens d'énumérer.

Ce n'est pas qu'au moment où éclata la révolution, bien des éléments de la puissance publique, malgré les efforts heureux que la monarchie, depuis plusieurs siècles, n'avait

cessé de faire pour les ramener à un centre commun, ne fussent encore très abusivement disséminés, et que par conséquent il ne restât encore au pouvoir central de nombreuses et très légitimes conquêtes à faire. L'autorité n'avait guère moins à se plaindre que la société des anciennes usurpations des ordres privilégiés. Elle avait à débarrasser la puissance législative du contrôle exorbitant que prétendaient exercer sur elle les parlements; elle avait à supprimer les justices seigneuriales, et à faire sortir le pouvoir judiciaire du patrimoine des familles qui le possédaient comme une propriété; elle avait à revendiquer une multitude d'emplois et d'offices publics qu'on avait usurpé sur elle ou qu'elle avait abusivement aliénés; elle avait à dépouiller un nombre infini de localités et de territoires de pouvoirs irréguliers qui les soustrayaient, contre toute raison, à son action la plus légitime; elle avait à faire disparaître une multitude d'anomalies et de bigarrures des diverses branches du service public, à les rendre plus homogènes et plus uniformes, à les mieux distinguer les unes des autres, et tout à la fois à les mieux réunir toutes dans sa main. Enfin, en divisant plus nettement, en définissant mieux, en ramenant à l'unité, sans les confondre, tous les éléments de la souveraineté, tous les pouvoirs qui la constituent, les pouvoirs législatif, administratif, judiciaire, exécutif, elle avait à revendiquer des attributions, en partie envahies ou paralysées, qui lui étaient à la fois propres et nécessaires, et à se mettre ainsi complètement en mesure de remplir sa destination.

Si, dans l'immense mouvement de concentration qu'elle opéra, la révolution de 1789 avait su se renfermer dans ces limites; si elle s'était bornée à mettre l'autorité centrale en possession de tous les pouvoirs élémentaires qui la constituent réellement, et à lui donner les attributions dont elle avait besoin pour remplir sa véritable tâche, pour maintenir

l'ordre dans la société, pour réprimer dans toutes les agglomérations de citoyens, dans toutes les classes d'individus, dans tous les ordres de travaux et de transactions l'abus qu'on pourrait faire de ses forces, rien assurément n'eût été plus naturel et plus légitime. Mais là ne s'arrêta pas son action.

Tout n'était pas également vicieux dans le régime qu'il s'était agi de détruire. S'il existait beaucoup de privilèges iniques, il y en avait beaucoup aussi qui n'offraient rien de naturellement injuste, et qui n'étaient odieux que par leur caractère exclusif. Or, tous s'engloutirent également dans la nouvelle domination qui s'élevait sous l'invocation de la souveraineté du peuple, même ceux qui, pour devenir justes, n'auraient eu besoin que d'être généralisés. Les provinces et les villes vinrent, par l'organe de leurs députés, déposer aux pieds de l'Assemblée Nationale leurs franchises, leurs chartes, leurs capitulations (1), sans distinguer dans ces privilèges ce qu'il y avait de pouvoirs sociaux qui devaient faire retour à l'État, de ce qu'il y avait de pouvoirs locaux qui devaient leur rester, en se généralisant seulement davantage; et l'Assemblée, non contente de revendiquer pour l'État les pouvoirs régaliens qu'on avait usurpés sur lui ou qu'il avait perdus par sa faute, le mit en possession d'une multitude de droits qui naturellement ne lui appartenaient pas. Il fut déclaré qu'une constitution nationale et la liberté publique étant plus avantageuses aux provinces que les privilèges dont elles jouissaient et dont le sacrifice était nécessaire à l'union intime des parties, toutes les libertés des provinces, principautés, pays, cantons, villes et communautés d'habitants étaient abolies sans retour, et demeuraient confondues dans le droit commun de la France (2).

(') Nuit du 4 août 1789. En voir le récit dans le Moniteur. (*) Décret des 4, 6, 7, 8, 11 août, 3 novembre 1789, article 10.

« PreviousContinue »