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pations iniques. Ils ne cessaient de vendre à des corps ou à des individus désignés ce qui était le droit naturel de chacun et de la masse. Ils vendaient la noblesse, c'est-à-dire l'aptitude au service public; ils vendaient le droit de rendre la justice; ils vendaient jusqu'au droit de travailler : le travail, que dans les âges précédents on renvoyait aux esclaves avec mépris, comme un châtiment et une servitude, était devenu, on ne sait par quelle transformation, une prérogative de la couronne, un droit royal et domanial (1), qu'on n'exerçait que par délégation du chef de l'État et moyennant finance. Nul ne pouvait, sans payer, gagner honnêtement sa vie; et quelques-uns, en payant, acquéraient le droit de faire seuls ce que naturellement tout le monde avait le droit de faire.

Enfin ce mouvement ne s'était pas arrêté à des individus, à des compagnies. Les villes avaient voulu avoir leurs privilèges comme les corporations; les provinces, comme les villes; les royaumes, comme les provinces. Il y avait des ports francs, qui avaient, à l'exclusion de tous autres, le droit de faire librement le commerce maritime. Certaines villes manufacturières étaient en possession de fabriquer seules de certains produits. Il existait des provinces à qui appartenait, par privilège exclusif, l'exploitation de certaines branches de commerce. Enfin il n'était pas de pays qui n'eût voulu avoir un accès libre sur tous les marchés étrangers, et qui cependant ne prétendit écarter de ses marchés toute concurrence étrangère. Depuis les plus petites communautés jusqu'aux plus vastes États, c'était une manie générale d'accaparement, un débordement universel de prétentions exclusives et iniques.

Dans ce nouveau mode d'existence, chacun donna le nom

(') Edit de Henry III, de 1881.

de liberté aux privilèges dont il jouissait au détriment de tout le reste. Ainsi la noblesse appela ses libertés son droit exclusif aux faveurs de cour, son monopole des fonctions honorifiques et de la plupart des fonctions lucrativés, ses exemptions d'impôt, ses banalités, ses droits de chasse, et une multitude d'autres droits plus ou moins oppressifs, qu'elle avait sauvés du naufrage de ses anciennes tyrannies. Les libertés du clergé, ce furent le droit d'imposer les croyances, le droit de lever la dime, le droit de ne pas payer de taxes, le droit d'avoir des tribunaux particuliers; celles de chaque communauté d'artisans, le droit exclusif de fabriquer de certaines marchandises, et de faire la loi aux marchands; celles de chaque corps de marchands, le droit de vendre seul de certaines denrées, et de faire sur les consommateurs des profits illégitimes. Il n'y en avait presque point qui ne consistassent en injustices, en exactions, en violences.

Il semble qu'aucune véritable liberté ne devait pouvoir se concilier avec des libertés pareilles; et, en effet, nous verrons bientôt qu'elles opposaient encore de grands obstacles au développement de l'intelligence et de l'industrie; qu'elles étaient la source de désordres fort graves, et que, de toute manière, la liberté ne pouvait qu'en beaucoup souffrir. Cependant, comparées aux excès de l'âge précédent, elles lui étaient certainement favorables, et il n'est pas douteux qu'elle ne pût prendre plus d'extension sous le régime des privilèges, qu'elle ne l'avait fait sous celui de l'esclavage ou du servage proprement dits.

Par cela seul que, dans ce nouveau régime, une moitié de la population avait cessé d'être la propriété matérielle de l'autre, il est visible qu'il devait y avoir plus de liberté. D'abord l'industrie humaine y pouvait prendre plus d'essor : les

anciens dominateurs, ne fondant plus uniquement leur subsistance sur les produits de la guerre et le travail des hommes vaincus, devaient commencer à faire quelque usage de leurs facultés productives; et, d'un autre côté, les hommes anciennement asservis, travaillant maintenant pour eux-mêmes, devaient se livrer au travail avec plus de zèle, de suite et d'activité. Chacun, il est vrai, se trouvait encore comme emprisonné dans le cadre où le hasard l'avait fait naître; ce n'était qu'avec la plus grande peine qu'on pouvait abandonner l'état de ses parents pour embrasser celui auquel on se sentait plus particulièrement appelé. Mais du moins, chacun, dans la condition où il était né, pouvait, avec une certaine extension, user de ses forces pour son propre compte et commencer à acculumer les fruits de son travail. Pour reconnaître que cet ordre social ne rendait pas tout développement impossible, il suffit de faire attention que c'est au sein même. de cet ordre qu'ont commencé à s'étendre, à s'élever, à prendre de l'importance, ces classes si diversement laborieuses, à qui les nations de notre âge sont redevables de presque tout ce qu'elles possèdent de lumières et de bien-être, et que la nature des choses appelle hautement à devenir les premières dans l'ordre politique, après l'avoir été longtemps dans toutes les autres branches de la civilisation (').

(') Rien n'oppose de plus grand obstacle au développement des classes laborieuses que le défaut de capacité politique je ne dis pas le défaut d'ambition, la répugnance à chercher dans l'intrigue une fortune qu'on serait incapable d'acquérir par le travail; mais le défaut de zèle à s'occuper des affaires communes et d'aptitude à juger les opérations du gouvernement. Les hommes d'industrie ne savent que la moitié de leur métier tant qu'ils ne sont pas capables de considérer d'un point de vue général les intérêts de la société industrielle, tant qu'ils ne peuvent pas juger sainement de ce qui est favorable ou nuisible au progrès de ses divers travaux, tant qu'ils ne sont pas disposés à empêcher que les pouvoirs établis ne fassent rien qui lui soit con

Il faut ajouter que ce mode d'existence, plus favorable que les précédents aux progrès de l'industrie et des lumières, l'était aussi aux progrès des mœurs. L'homme de guerre, ne comptant plus autant sur le pillage pour entretenir ou accroître sa fortune, devait sentir un peu davantage la nécessité de la dépenser avec discernement et modération. L'homme d'industrie, devenu plus maître de lui-même et des fruits de son travail, avait acquis un intérêt plus grand à se bien conduire. Sûr d'augmenter son bien-être par l'application, l'économie, l'ordre, la régularité, il était naturellement excité à contracter l'habitude de ces vertus. Ils devenait moins intempérant par cela même qu'il était moins misérable : il était moins excité à chercher dans la débauche un dédommagement à des privations qu'il n'éprouvait plus; ses goûts devenaient plus délicats, à mesure qu'il avait plus de quoi les satisfaire; et, croissant en instruction et en richesses, il devait croître nécessairement en bonnes mœurs.

Enfin, tandis que, dans ce régime, les hommes apprenaient à mieux user de leurs facultés à l'égard d'eux-mêmes, ils en faisaient aussi, des uns aux autres, un usage moins violent et moins agressif. Quelles que fussent les rivalités des corporations et des ordres, il ne pouvait pas, à beaucoup près, régner entre eux autant d'animosité qu'il y en avait eu précédemment entre les maîtres et les esclaves. Quelles que fussent les jalousies commerciales qui divisaient les nations, leurs haines mutuelles ne pouvaient pas avoir l'énergie de

traire. Cette capacité est tout-à-fait dans l'ordre de leurs professions; elle s'y lie de la manière la plus étroite; elle est une de celles qu'il leur importerait le plus d'avoir pour les exercer avec succès et avec fruit. Malheureusement, elle est longtemps une de celles qu'ils possèdent le moins; elle se développe la dernière; mais elle naît pourtant après les autres; elle en est la conséquence nécessaire et en devient le véhicule le plus puissant.

celles qui avaient existé entre des peuples acharnés à se piller et à s'asservir. Dans le nouvel ordre social, l'opposition des intérêts était visiblement moins forte: la guerre intestine et extérieure devait donc être moins ardente, et, par cela même ses conséquences ne pouvaient pas être aussi fatales à la liberté. D'une autre part, l'esprit de domination étant affaibli, l'organisation sociale n'avait pas besoin d'être aussi tendue; les gens de guerre pouvaient relâcher un peu les liens de l'ancienne discipline, et donner quelque liberté à leurs mouvements; les gens d'industrie en acquéraient, par cela seul, davantage; enfin, tandis que le pouvoir ne pesait plus sur ceux-ci avec la même intensité, leur ordre intervenait de plusieurs manières dans son action, et pouvait encore en tempérer l'exercice.

Il y avait donc, sous le régime du privilège, progrès incontestable vers la liberté. Les facultés humaines y prenaient plus de développement; les hommes s'y conduisaient mieux envers eux-mêmes; ils ne s'y faisaient pas mutuellement autant de mal. Il suffit, pour se convaincre de la justesse de ces remarques, de comparer les peuples de cet âge avec ceux de l'antiquité qu'on dit avoir été les plus libres. Y a-t-il le moindre doute, en effet, qu'on n'eût en France, avant la révolution et sous le régime des corporation et des ordres, infiniment plus de vraie liberté qu'on n'en posséda jamais à Sparte ou à Rome dans les plus beaux temps de ces républiques?

Nous ne voyons jamais, quand nous parlons des peuples anciens, que le petit nombre d'hommes qui formaient le corps politique, c'est-à-dire les citoyens, les dominateurs, les maitres, et nous ne tenons aucun compte des esclaves. C'est se placer au point de vue le plus faux. La classe des esclaves est précisément celle que nous devrions considérer quand nous nous comparons aux anciens peuples, et que nous voulons

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