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n'exercent qu'un pouvoir précaire sur leurs propres enfants; ils ne peuvent les marier qu'avec la permission du seigneur, et moyennant une redevance; ils ne peuvent non plus tester ou hériter sans permission; quiconque les blesse ou les tue doit une réparation au seigneur, mais cette réparation, pendant longtemps, ne s'était point étendue jusqu'à eux ou à leur famille, et ils sont encore au plus bas degré des compositions; ils sont considérés comme un appendice de la propriété immobilière à laquelle ils sont attachés; ils sont transmis avec elle: on donne un homme avec son fonds, unum hortulanum cum terra sua, duos homines et mensuras suas, duos villanos, etc. (1); non-seulement ils ne peuvent pas quitter la terre dont ils dépendent ainsi, mais ils le voudraient vainement; ils portent toujours quelque marque visible de leur servitude : à la différence des hommes libres qui laissent croître leurs cheveux, ils sont obligés de se faire raser la tête; quelquefois même ils portent autour du cou, comme certains animaux domestiques, un collier de cuivre attaché à demeure, et sur lequel est écrit leur nom et celui du maître à qui ils appartiennent (*).

Ainsi les arts, les mœurs, la justice sociale, toutes les choses d'où nous savons que résultent pour les hommes le pouvoir d'user de leurs forces avec puissance et facilité, ne pouvaient faire et n'avaient fait encore que de bien faibles progrès sous le régime économique du servage.

Et néanmoins, s'il est vrai que les siècles naissent les uns des autres, que le présent dérive du passé, que les idées, les

(1) Hist. des expéditions maritimes des Normands, t. II, pag. 247. Paris, 1826.

(2) Walter-Scott, roman d'Ivanhoe, t. I, ch. 1.

mœurs d'une époque ont ordinairement leur première raison dans les idées et les mœurs des époques antérieures, il faut bien que ce moyen-âge, d'où s'est si lentement et si laborieusement dégagée la civilisation moderne, non-seulement n'opposât pas d'insurmontables obstacles au développement de cette civilisation, mais qu'il en renfermât les germes, et même les germes un peu développés; car, malgré les cinq ou six siècles qui nous en séparent, on ne concevrait pas les progrès que nous avons faits, si nous n'avions eu déjà quelque avance. Aussi, si nous voulons apprécier avec justice l'état que présente alors la société, serons-nous obligés de reconnaître que cet état, à beaucoup d'égards si violent et si désordonné, offrait pourtant, sous des rapports essentiels, moins d'obstacles à la liberté que celui qui a été décrit dans le précédent chapitre. Le fait est qu'il y a une distance énorme de l'état où se trouvent ici les classes asservies à l'état où elles se trouvaient sous le régime économique des anciens. Au fort des dominations grecques et de la domination romaine, l'esclave n'était, dans toute la rigueur du mot, qu'un animal domestique; animal d'une nature supérieure, si l'on veut, plus intelligent que l'âne, que le bœuf, que le cheval, mais dans la même condition que ces quadrupèdes; employé, comme eux, à tous les travaux de la maison; pouvant être, comme eux, impunément maltraité; traité, presque toujours, plus inhumainement que les bêtes mêmes, et cela précisément parce qu'il était homme, et plus sujet à oublier sa condition; enfin ne trouvant de protection nulle part, ni dans les idées, ni dans les mœurs, ni dans la religion, ni dans les lois qui gouvernaient ses maîtres. Au moyen-âge, c'est un peu différent. La population serve forme toujours le fond de la société, comme dans les temps antiques; mais elle est loin, nous l'avons déjà dit, d'appartenir au même degré. En fait,

la condition des artisans des villes, et même des serfs des campagnes, est assez différente de celle des anciens esclaves. Elle l'est aussi en droit : la religion et la morale ne sont plus aussi complètement indifférentes au sort des classes asservies; les lois ne gardent plus un silence aussi absolu sur les violences dont elles peuvent être l'objet; la loi des compositions protège, jusqu'à un certain point, le serf dans sa vie et dans ses membres; il a un commencement de propriété, comme un commencement de sûreté personnelle; il n'est plus aussi complètement en dehors de la société; l'un des pouvoirs qui la gouvernent, le pouvoir spirituel, se récrute en grande partie dans la classe des artisans libres, et même dans la population serve; presque toute la milice cléricale sort des derniers rangs de la société ; tandis que les esclaves, chez les anciens, ne pouvaient faire partie de l'armée, les artisans et les paysans, au moyen-âge, forment toute la population militaire des seigneurs; témoins de leur insubordination, acteurs dans toutes leurs querelles, il est impossible qu'ils ne prennent pas quelque chose de l'esprit d'indépendance qui les anime. Chaque seigneurie, au moyen-âge, est un petit État et un foyer d'activité politique. Cette activité locale, quoiqu'elle ne soit pas d'une excellente nature, ne laisse pas de produire quelques bons effets. Le seigneur, gouvernant, administrant pour son propre compte, a plus d'une raison pour ne pas le faire avec trop de démence et de tyrannie. Son premier intérêt est de ne pas détériorer son fief, de n'en pas faire fuir les habitants, de ne pas se mettre dans l'impuissance de résister au seigneur voisin avec qui il pourra avoir bientôt à mesurer ses forces. Il lui importe donc de protéger la population de la seigneurie, de faire qu'elle croisse en nombre, en richesse, en bien-être, en affection pour le seigneur. Aussi, s'il lui arrive de l'opprimer pour son propre

le

compte, a-t-il au moins grand soin de la défendre contre toute entreprise étrangère, et même contre tout trouble intérieur qui ne viendrait pas de lui et des siens. Les seigneurs se laissent fréquemment aller à de honteux brigandages; mais c'est un privilège de leur condition, et un privilège dont ils sont extrêmement jaloux. Ils ne souffrent pas que les hommes obscurs imitent ces sortes de prouesses, et mal prend aux volereaux de faire les voleurs. Il y a quelque police dans les seigneuries, si ce n'est contre les seigneurs mêmes : la population est responsable des désordres qui se commettent dans son sein; chacun est obligé d'accourir au cri d'une personne attaquée; si le voleur ou l'assassin prend la fuite, cri poussé contre lui se propage de commune en commune, et il est rare que le coupable ne soit pas atteint. Aussi la clameur de haro, institution de ces temps, est-elle regardée comme la sauvegarde de la tranquillité publique (1). Enfin le seigneur, vivant plus ou moins isolé, au milieu des serfs de ses domaines (à la différence des maîtres d'esclaves de l'antiquité qui étaient réunis dans des villes), et pouvant craindre pour lui ou les siens les conséquences d'une conduite trop tyrannique, a bien aussi quelque intérêt à ne pas trop abuser de ce pouvoir de mal faire que lui donne son titre de seigneur, et à s'abstenir des excès que ne peuvent commettre impunément les habitants de la seigneurie. Il y a donc dans l'état des vaincus, des serfs, des sujets, amélioration évidente (2).

(') V., sur ce système de police, ce que dit l'auteur de l'Hist. des expéd. marit. des Normands, t. II, p. 132 et suiv., et les notes placées à la fin du vol.

(*) Peut-être est-ce à cet isolement des seigneurs au milieu de leurs serfs qu'il faudrait attribuer l'usage qu'ils avaient adopté de ne s'entourer que de personnes de leur condition, usage que M. de Montlosier, comme ou l'a vu plus haut, attribue au caractère particulier des mœurs germaines.

Aussi la preuve que cet état ne leur rendait pas tout progrès impossible se montre-t-elle dans les progrès mêmes qu'ils avaient faits. On ne saurait douter, par exemple, qu'aux douzième et treizième siècles la France ne fût beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'avait été du temps des Romains. Le nombre des villes s'était fort accru (). Les villes anciennement existantes s'étaient agrandies (2). Paris, sous Philippe-Auguste, à la fin du douzième siècle, en était déjà à sa troisième enceinte, et couvrait un espace de terrain quatre ou cinq fois plus étendu que sous la domination romaine (3). Les autres villes, Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Tours, avaient pris aussi des accroissements. Il y avait eu, surtout dans le voisinage des villes, une multitude de terrains enclos. Des défrichements étendus avaient adouci le climat, facilité l'extension des cultures existantes, et préparé le sol à l'introduction de cultures nouvelles. On sentait le besoin, et l'on avait déjà les moyens de consacrer des sommes considérables à des objets d'intérêt commun. Il commençait à s'établir dans les villes des marchés clos sous le nom de halles. On fondait des établissements d'instruction et de charité. C'est à cette époque que s'élevèrent dans toute l'Europe ces églises cathédrales dont le nombre et la grandeur n'attestaient pas seulement la puissance du sentiment religieux qui animait les masses, mais aussi l'étendue des ressources dont elles pouvaient disposer. Ces monuments,

(1) Hist. des Français des divers états, aux cinq derniers siècles; XIVe siècle, t. I, p. 23, et t. II, p. 387, les notes.

(2) Ibid., p. 20, 21 et 22. Quoique l'auteur parle du xive siècle, on sent que dans les siècles immédiatement précédents, les progrès ne devaient pas avoir été nuls.

(3) Dulaure, Hist. de Paris. Comparer la carte qui se trouve en tête du second volume à celle qui se trouve au commencement du premier. Voir aussi le texte

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