Page images
PDF
EPUB

des sentiments plus humains. La vertu ou la politique de quelques souverains accéléra le progrès des mœurs; et, par les édits d'Adrien et des Antonins, la protection des lois s'étendit à la classe la plus nombreuse et la plus misérable de la société. Après bien des siècles, le droit de vie et de mort sur les esclaves fut enlevé aux particuliers, qui en avaient si souvent abusé; il fut réservé aux magistrats seuls. L'usage des prisons souterraines fut aboli; et dès qu'un esclave put se plaindre d'avoir été injustement maltraité, il obtint sa délivrance ou un maître moins cruel ('). » Cet adoucissement au sort des esclaves leur permit de faire quelques progrès; leur pécule se grossit; beaucoup acquirent les moyens de se racheter; le nombre des affranchissement se multiplia; et comme les affranchis ne devenaient pas en général membres de la cité, comme ils ne remplissaient point de fonctions publiques, force leur fut de continuer à se livrer aux travaux de l'industrie privée, et c'est ainsi probablement que se formèrent peu à peu ces corps d'artisans libres que les barbares trouvèrent établis dans les villes d'Italie et des Gaules, et dont l'origine remontait au monde romain. J'ajoute que ce besoin de traiter les esclaves moins durement, que les Romains avaient dû commencer à sentir à une certaine époque, dut également être éprouvé plus tard par les barbares, lorsque ceux-ci eurent enfin cessé leurs courses, qu'ils se furent décidément fixés, qu'il y eut partout des nations sédentaires, et que chacune de ces nations se trouva réduite, pour l'exécution de ses travaux, aux seuls esclaves qu'elle avait sous la main. Alors encore les hommes de travail devenant plus précieux et plus rares, il fallut commencer à les ménager, et l'esclavage dut nécessairement s'adoucir. Il arriva ce qui arriverait in

(') Hist. de la décad. de l'emp. rom, déjà citée, t. I, p. 83.

failliblement aujourd'hui dans les colonies si la traite y devenait décidément impossible, et qu'on se vît pour jamais réduit aux seuls esclaves qu'on possède en ce moment.... On céda à l'intérêt pressant qu'on avait de ménager une population indispensable, qu'il n'était plus possible de remplacer autrement que par les voies douces et lentes de la reproduction (').

Je suis loin de prétendre, néanmoins, que ce motif ait agi à l'exclusion de tous autres, et, par exemple, que l'influence du christianisme sur l'abolition de l'esclavage ait été nulle, Quand on songe quels furent les premiers chrétiens, pour quelles classes de la société ils manifestaient le plus de sympathie, dans quelles classes d'abord ils cherchèrent à faire des prosélytes: quand on fait attention que la société chrétienne ne fut, dans les premiers temps, qu'une réunion de paysans, d'ouvriers, de mendiants, et surtout d'esclaves, on ne peut guère douter que le christianisme n'ait été, surtout à son origine, ennemi de l'esclavage. Si l'on ne peut induire cela d'aucun texte formel des Évangiles, on peut l'inférer de la nature même de la société chrétienne, toute composée de gens à qui l'esclavage devait naturellement être odieux. Plus tard, lorsqu'il entra dans cette association des personnes d'un autre ordre, lorsque le christianisme pénétra dans les rangs supérieurs de la société, il est probable qu'il se trouva, parmi ces nouveaux prosélytes, des hommes d'une nature généreuse

(1) Il faut recommander aux maîtres des hommes en servage, disait Charlemagne dans ses capitulaires, d'agir avec douceur et bonté avec leurs hommes, de ne point les condamner injustement, de ne pas les opprimer avec violence, de ne pas leur enlever injustement leurs petits biens, et de ne point exiger avec des traitemens durs et cruels les redevances qu'ils ont à percevoir sur eux. » (Cap. Carol. Magn., lib. II, cap. 47; cités par l'Acad. des inscrip., t. 8, p. 483, de ses mém.)

qui partagèrent sur la servitude les sentiments des opprimés, et peut-être aussi des hommes d'une nature ambitieuse qui sentirent tout ce qu'on pouvait acquérir de force en sympathisant avec le grand nombre et en se montrant touché de l'infortune des classes asservies. Il est vrai que saint Pierre avait fait aux esclaves un mérite de l'obéissance, et leur avait recommandé d'être profondément soumis à leurs maîtres (1); mais il y a lieu de croire qu'on ne s'en tint pas toujours là ; et qu'après avoir prêché la soumission aux esclaves, on exhorta, d'un autre côté, les maîtres à la modération. Je ne doute point qu'on ne puisse trouver dans les écrits des prédicateurs, des docteurs, des Pères de la foi, aux premiers siècles de l'Église, des choses très véhémentes contre la dureté des riches, contre l'oppression des puissances, contre l'injuste servitude où étaient retenus les malheureux et les pauvres. Or, il est juste de penser que cette masse de sentiments éprouvés et plus ou moins manifestés en faveur des esclaves, agissant dans le même sens que cet intérêt des maîtres, dont je parlais tout à l'heure, dut contribuer sensiblement à adoucir l'esclavage. L'histoire atteste ensuite qu'à l'époque où la domination romaine fut remplacée par celle des Barbares, les chefs de l'Église chrétienne surent profiter avec habileté et avec courage de l'ascendant que leurs lumières relatives, leur union, leur esprit de corps, et surtout leur caractère de prêtres, leur donnait sur l'esprit de ces peuples grossiers et profondément superstitieux, pour tâcher d'adoucir un peu la férocité de leurs mœurs et de mettre quelques bornes à leurs déprédations et à leurs violences.... Mais ce que l'histoire atteste aussi, c'est qu'ils ne furent ni moins habiles, ni moins ardents à se servir de ces moyens

(') B. Petri apost. epist. prima, cap. II, v. 18.

pour fonder leur propre domination; c'est qu'après avoir été auprès des races victorieuses les défenseurs officieux des populations vaincues, ils cherchent à se placer à côté des vainqueurs, même au-dessus d'eux, et qu'ils prennent une ample part à l'oppression exercée sur les masses. Il leur arrive bien encore de recommander le sort des plébéiens, des pauvres, des esclaves; quelquefois même d'excommunier les maîtres qui tuent leurs serfs sans jugement; mais ils sont loin de donner toujours l'exemple de l'humanité qu'ils prêchent. Sortis du fond de la population, ils ne se montrent pas plus qu'elle exempts des vices et de la grossièreté des temps. L'Église se ressent, comme tout alors, de la barbarie qui règne : elle condamne l'avarice des vainqueurs, et elle les surpasse en avarice; elle réprouve quelquefois l'esclavage, et nul plus qu'elle n'a de serfs; non contente de recevoir la dîme de tous les biens, elle réclame celle des esclaves; elle en reçoit en don; elle en achète avec des terres; elle fait établir que, si l'on tue un de ses esclaves, il lui en sera restitué deux; elle souffre que, par esprit de dévotion, on se livre à elle en servitude; elle favorise de tout son pouvoir la pratique de ces oblations immorales, qu'elle appelle des dévouements pieux; elle enseigne que devenir serf de l'Église, c'est se mettre au service de Dieu même; que la vraie noblesse, la vraie générosité, consistent à rechercher un tel servage; que la gloire en est d'autant plus grande que l'asservissement est plus complet; et telle est, à cet égard, la puissance de ses prédications et de ses maximes que, de l'aveu de ses écrivains, l'usage des oblations devient une des causes les plus actives de l'accroissement de la servitude (1). Plus tard,

(1) V. les Mém. de l'Acad. des inscrip. t. VIII, p. 341, 364, 366, 567, 572, 583, et les documents originaux cités dans les notes. V. aussi l'Introduct. à l'Hist. de Charles-Quint, t. II, note xx.

lorsque les serfs des villes et des campagnes se soulèvent pour s'affranchir, elle est, de tous les pouvoirs existants, celui qui oppose à ce mouvement la résistance la plus opiniâtre. Elle se répand en malédictions, en imprécations contre l'établissement des communes; « novum ac pessimum nomen, s'écrit l'abbé Guibert, nouveauté détestable qui réduit les seigneurs à ne pouvoir rien exiger des gens taillables au-delà d'une rente annuelle une fois payée, et qui affranchit les serfs des levées d'argent qu'on avait coutume de faire sur eux. » Si quelques seigneurs ecclésiastiques se montrent favorables à cette innovation, c'est le très petit nombre : les papés, les évêques, les abbés, les plus saints personnages, un saint Bernard, par exemple, maudissent de concert les execrables communes; on fulmine les plus terribles anathèmes contre les bourgeois qui entreprennent de s'affranchir; on dégage canoniquement leurs débiteurs de l'obligation de les payer; on voit des évêques se parjurer, ourdir les trames les plus noires pour reprendre aux habitants de leurs métropoles des libertés qu'ils leur ont chèrement vendues; lorsqu'on parvient momentanément à remettre ces malheureux sous le joug, on leur prêche la servitude au nom du ciel; l'obéissance que saint Pierre avait conseillée aux esclaves, en compatissant affectueusement à leur infortune, et en leur faisant aux yeux de Dieu un mérite de leur soumission, on la leur prescrit avec l'accent impérieux de l'orgueil et de l'injustice; un archevêque leur crie du haut de la chaire : « Servi, subditi eslote, in omni timore, dominis; serfs, soyez soumis à vos seigneurs avec toute sorte de crainte; et si vous étiez tentés de vous prévaloir contre eux de leur avarice et de leur dureté, songez que l'apôtre vous commande d'obéir non-seulement à ceux qui sont bons et doux, mais à ceux qui sont fâcheux et rudes; songez que les canons frappent d'anathème quiconque,

« PreviousContinue »