Page images
PDF
EPUB

les hommes puissent donner un grand essor à leurs facultés, acquérir de bonnes habitudes morales, prospérer sans se faire mutuellement de mal: la seule, par conséquent, où ils puissent devenir vraiment libres.

CHAPITRE V.

LIBERTÉ COMPATIBLE AVEC LE DEGRÉ DE CULTURE DES PEUPLES CHEZ QUI L'ESCLAVAGE DOMESTIQUE A ÉTÉ REMPLACÉ PAR LE SERVAGE.

Le monde, dans son adolescence, n'a pas connu d'état social plus avancé que celui dont je viens d'offrir le tableau. L'esclavage proprement dit, la servitude domestique, a été le régime économique de tous les peuples qu'on appelle anciens. Ce régime existait encore, en bonne partie du moins, dans les derniers temps de la domination romaine. Quoique l'esclavage eût subi, sous les empereurs, diverses altérations, il y avait toujours dans la société une classe nombreuse d'individus directement possédée par d'autres, attachée au service des personnes, dont les personnes disposaient comme de leur propriété, et qui était dans une dégradation profonde. Pour montrer quelle était encore cette dégradation au quatrième siècle de notre ère, sous le règne de l'empereur Constantin, il suffit de dire qu'un édit de ce prince prononçait la peine de mort contre la femme qui descendrait jusqu'à épouser son esclave, et condamnait celui-ci à être brûlé (').

Il serait difficile de désigner l'époque où a commencé et celle où s'est trouvée accomplie l'abolition de la servitude domestique. Quand on considère la condition des classes asservies à l'époque où l'esclavage a existé sur la terre dans sa plus grande plénitude, au fort de la domination romaine,

(') Cod. théod., lib. 9, tit. 9, 1. 1.

à la fin de la république et dans les premiers temps de l'empire, on trouve qu'alors les esclaves de toutes les classes, ceux qu'on employait à la culture des champs, ceux par qui l'on faisait exercer les métiers, ceux qui étaient immédiatement attachés au service des personnes, étaient pleinement possédés, et pouvaient être isolément vendus. Quand, au contraire, on considère les mêmes classes au moyen-âge, à l'époque du complet établissement du régime féodal, vers les onzième et douzième siècles, on n'aperçoit plus d'esclaves proprement dits. Les hommes qui exercent les arts et métiers, dans l'intérieur des villes, sont encore sujets à bien des violences, à bien des exactions; mais ils ne sont la propriété de personne. Ceux qu'on voit répandus dans les champs se trouvent comme enchaînés à la terre qu'ils cultivent; ils en font pour ainsi dire partie : ils peuvent être échangés, donnés, vendus avec elle; mais, s'il ne leur est pas permis de la quitter, on ne peut pas non plus les en distraire, et il y a quelques limites à la domination exercée sur eux. Enfin, il n'y a pour ainsi dire plus d'esclaves dans l'intérieur des maisons les principales fonctions du service domestique sont remplies par des parents, des amis, et en général par des personnes de la condition des maîtres.

Comment s'est opérée cette transition du dur esclavage des anciens à la servitude adoucie du moyen-âge? c'est ce qu'il n'est pas aisé de déterminer. Il paraît que ce mouvement avait commencé sous l'empire romain; que, dans les derniers temps de cet empire, l'industrie était généralement sortie de la domesticité; qu'à la place d'artisans esclaves, travaillant dans l'intérieur des maisons pour le compte des maîtres, il s'était formé dans les villes des corps d'artisans libres travaillant pour le public et à leur profit; que cette révolution avait

été plutôt favorisée que contrariée par la chute de la domination romaine et l'invasion des peuples du Nord; qu'au milieu des désordres de cette invasion et du renversement de la fortune des anciens maîtres, les artisans des villes avaient pris un peu plus d'importance et d'activité; que, bien qu'exposés ensuite à beaucoup d'excès de la part des nouveaux dominateurs, ils n'étaient pourtant pas rentrés dans la servitude domestique; que les colons répandus dans les campagnes, et particulièrement exposés aux violences des barbares, avaient sans doute beaucoup souffert du fait matériel des invasions; mais que néanmoins leur condition, au lieu d'empirer, était peu à peu devenue meilleure; enfin que tout ce qui était échu d'esclaves proprement dits aux nouveaux dominateurs, ou tout ce qui s'en était fait dans le cours des invasions et des guerres, avait été envoyé par degrés à la culture du sol; et que les Gaulois ayant imité sur ce point les mœurs des Germains, il avait fini par ne plus rester du tout d'esclaves domestiques (1).

On s'est fort divisé sur les causes qui ont présidé à ce grand changement. Quelques-uns ont voulu en rapporter tout l'honneur au christianisme, d'autres aux progrès des lumières et de l'industrie, d'autres à la générosité des mœurs germaines, d'autres encore à la nécessité où l'on s'est trouvé de ménager ses esclaves lorsqu'il a fallu se contenter de ceux qu'on avait, et qu'il est devenu difficile de les remplacer par d'autres. Il est probable que toutes ces causes ont agi. Reste à savoir de quelle façon, et dans quelle mesure.

D'abord, je ne doute point qu'il ne faille placer, avec Gibbon, au nombre de celles qui avaient le plus contribué à

(1) V. le Cours d'hist. mod. de M. Guizot, 1828-1829, t. I, p. 71 à 73, et p. 80; et M. Montlosier, de la Monarch. franc., t. I.

adoucir l'esclavage, dès le temps des Romains, la nécessité des circonstances nouvelles où ce peuple s'était trouvé placé lorsqu'il avait eu achevé ses conquêtes et réuni sous un même sceptre les principales nations de l'Europe, de l'Afrique et d'Asie (1). On sent aisément, en effet, que lorsque les sources étrangères de l'abondance des esclaves avaient commencé à se tarir, il n'avait plus été possible d'abuser de cette classe d'hommes comme on l'avait fait tant que les légions romaines avaient été employées à faire la traite, et qu'on avait vu les nations vaincues et réduites en servitude affluer de toutes parts sur les marchés de l'Italie. Telle avait été pour lors l'abondance des esclaves, qu'ils s'étaient donnés quelquefois pour presque rien. Plutarque nous apprend que, dans le camp de Lucullus, un esclave fut vendu 4 drachmes, environ 3 livres 10 sous (2). On conçoit que, dans les temps où les esclaves étaient à ce prix, il n'avait pu guère être question d'abolir ou simplement de modifier l'esclavage: moins la denrée était chère, et plus on avait dû s'endurcir dans l'habitude qu'on avait prise d'en user et d'en abuser. Mais on conçoit aussi que lorsque les Romains eurent tout vaincu, lorsqu'il n'y eut plus de nations à réduire en servitude, lorsqu'il fallut se contenter, par conséquent, des esclaves qu'on possédait, la nécessité de les conserver dut tout naturellement faire adopter à leur égard des habitudes moins cruelles. « L'existence d'un esclave, observe Gibbon, devint un objet plus précieux; et, quoique son bonheur tînt toujours au caractère et à la fortune de celui dont il dépendait, la crainte n'étouffa plus la voix de la pitié, et l'intérêt du maître lui dicta

(') Hist. de la déc. de l'emp. rom.; trad. franç., édit. de M. Guizot, t. I, p. 80 et suiv.

(2) Hommes illustres, vie de Lucullus.

« PreviousContinue »