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moyen d'en sortir. Elle fait le désespoir des hommes d'État les plus éclairés de l'Amérique septentrionale.

Je ne suivrai pas les effets de l'esclavage dans tous les pays où il a existé. Comme il ne s'est pas établi dans des circonstances semblables, et n'a pas été partout le même, on sent que ses résultats ont dû beaucoup varier. Mais l'esclavage a des effets généraux qui se reproduisent également partout : partout il a pour effet d'abrutir et de dépraver les populations qu'il fait vivre, de s'opposer aux progrès de leur industrie, de leurs habitudes privées, de leurs relations sociales, et de prévenir ainsi chez elles le développement des causes d'où nous savons que découle toute liberté.

<< Dans un climat chaud, dit M. Jefferson, nul homme ne travaille s'il peut en contraindre un autre à travailler pour lui. » Cela est vrai dans tous les climats possibles. Partout où des hommes peuvent en contraindre d'autres à travailler pour eux, il est fort rare qu'ils s'instruisent, qu'ils deviennent industrieux, qu'ils se rendent capables de quelque chose d'utile. « L'inactivité de l'esprit, comme l'observe un économiste, est la conséquence de celle du corps: le fouet à la main, on est dispensé d'intelligence. »

J'ajoute qu'il n'est pas plus facile à ces hommes d'acquérir des mœurs que de l'industrie; ils sont dans une position qui tend directement à corrompre leur morale. Un maître peut abuser impunément des femmes qu'il tient en servitude : comment serait-il continent? Ce qu'il récolte ne lui a coûté aucun effort: comment en userait-il avec mesure? Il vit dans un état habituel d'oisiveté : comment n'aurait-il pas les vices qu'engendrent l'indolence et le désœuvrement (')?

(') « L'état moral et religieux des blancs (à la Jamaïque) est, comme

Enfin, s'il est difficile, dans une telle situation, de contracter de bonnes habitudes personnelles, il l'est peut-être plus encore de se former à de bonnes habitudes sociales. « Le commerce entre le maître et l'esclave, dit Jefferson, est un exercice continuel des plus violentes passions de la part de celui-là, et de la soumission la plus abjecte de la part de celuici. Nos enfants, qui ont ce spectacle sous les yeux, suivent bientôt l'exemple qu'on leur donne. Le chef de famille s'emporte contre son esclave: l'enfant l'observe; il imite dans les mouvements de son visage les traits du maître irrité, et prend bientôt le même air dans le cercle des jeunes esclaves qui l'entourent. Il apprend ainsi à lâcher la bride à ses plus dangereuses passions; et, élevé dans la pratique de l'injustice, exercé journellement à la tyrannie, il demeure pour ainsi dire

celui des noirs, aussi mauvais qu'on puisse l'imaginer. Presque tous les blancs attachés aux plantations vivent publiquement en concubinage avec des négresses ou des femmes de couleur sous ce rapport, la corruption est générale. Au lieu d'être appelées aux saints devoirs de la maternité, les jeunes esclaves sont livrées, dès l'âge le plus tendre, et prostituées par leurs maîtres aux amis auxquels ils veulent se rendre agréables. Sur vingt blancs qui débarquent dans la colonie, il y en dix-neuf dont le moral est ruiné avant qu'ils y aient fait un mois de séjour.... Parmi les esclaves, le mariage n'a point de lois; les femmes disent qu'elles ne sont pas assez folles pour s'en tenir à un seul homme. Aussi leurs engagements avec l'autre sexe ne sont-ils que temporaires et n'ont-ils à leurs yeux rien d'obligatoire........ Tout étran ger qui vient rendre visite à un planteur et qui couche chez lui, est dans l'habitude, au moment d'aller au lit, de se faire amener une jeune négresse avec aussi peu de cérémonie qu'il demanderait une bougie; et lorsqu'il n'en demande pas on lui en propose, c'est une politesse d'usage. Ainsi des actes auxquels, dans toutes les sociétés civilisées, les libertins les plus déhontés ne se livrent qu'à l'ombre du mystère, se commettent au su de tout le monde, et sont de mode au sein même des plus honorables familles.» (De l'état actuel de l'esclavagé aux États-Unis et aux Antilles, par Cooper. Cet ouvrage me manque, et je le cite d'après la Rev. brit., t. VII, p. 129.)

marqué de leurs traits les plus odieux. L'homme placé dans de telles circonstances serait un prodige s'il conservait là bonté de son caractère et de sa morale ('). »

En somme, ignorance, incapacité, mollesse, faste, iniquité, violence, voilà ce que l'esclavage tend naturellement à donner aux populations qui en font leur ressource.

Et pourtant il est vrai de dire que, lorsque ce nouveau mode d'existence vint à s'établir parmi les hommes, on fut plus près de la liberté qu'on ne l'avait été aux époques antérieures, où l'usage le plus général était encore de massacrer les captifs. Les esclaves, servi, étaient, comme le mot l'indique, des hommes conservés, servati, et l'action de faire des serfs, qui nous paraît avec raison la chose du monde la plus sauvage, fut, dans l'origine, un acte d'humanité et un trait de civilisation (2).

La destination donnée aux esclaves rendit ce trait plus favorable encore à la liberté. A l'âge de la société que je décris,

(') Notes sur la Virginie, p. 212. La cruauté des traitements qu'on a presque toujours fait subir aux hommes asservis tient à la nature particulière de cette espèce de serfs, beaucoup plus généreux et plus difficiles à dompter que les autres animaux voués à la servitude domestique. A la rigueur, un maître peut traiter humainement son cheval, son chien, son âne : il n'a pas à craindre que ces esclaves-là se concertent et se révoltent; mais il ne saurait être aussi tranquille sur la soumission des êtres semblables à lui qu'il tient dans l'asservissement: comme leur nature est plus noble, il sent qu'il a plus à faire pour les tenir sous le joug, et il les traite avec inhumanité précisément parce qu'ils sont des hommes. Il est tel propriétaire d'esclaves qui passerait avec raison pour un fou furieux, digne d'être à jamais interdit, s'il s'avisait de traiter ses bêtes comme il lui arrive de traiter ses gens.

(2) Servi autem ex eo appellati sunt quod imperatores captivos vendere, ac per hoc servare, nec occidere solent. Justiniani, Institutiones, lib. I, tit. 3, § 3.

l'homme de guerre ne conserva pas ses prisonniers pour les associer à ses brigandages ou pour en faire de simples gardeurs de troupeaux : il les conserva pour les appliquer à la culture du sol, à l'exercice des divers métiers et, peu à peu, à tous ces travaux d'où est sortie avec le temps la civilisation de l'espèce humaine.

A la vérité, ces hommes ne travaillaient pas pour eux; ils ne travaillaient que contraints; mais il valait encore mieux qu'ils fussent asservis que s'ils avaient été tués, et qu'on eût continué, comme auparavant, à se faire des guerres d'extermination. Au sein d'une telle barbarie, l'introduction de l'esclavage était une innovation heureuse, et l'usage de condamner les vaincus au travail fut, sans contredit, un grand acheminement à la liberté. L'essentiel était que, de manière, ou d'autre, l'industrie devînt la principale ressource.

Sans doute, il eût infiniment mieux valu qu'on cessât de toutes parts de se faire la guerre, et qu'au lieu de se consumer en efforts pour s'asservir les uns les autres, on s'assujétît soi-même au travail. Mais qui ne sent combien peu il était dans la nature de l'espèce humaine de faire tout-à-coup un si grand progrès! et combien un tel changement était loin encore d'être possible! C'était beaucoup que l'on cessât de massacrer les vaincus, et que l'on s'avisât de les réduire en servitude.

Je ne sais pas même, à vrai dire, s'il n'était pas indispensable de débuter par là. Outre qu'à un âge de la société où les passions étaient encore si ardentes, personne peut-être ne se fût condamné spontanément et de son plein gré aux travaux patients de la vie sédentaire, celui qui l'eût fait serait infailliblement, et au bout de très peu de temps, devenu la proie des peuples demeurés barbares. Il fallait donc, même avec l'intention de se civiliser, si l'on avait pu dès-lors se

préoccuper d'une telle pensée, que l'on se bornât à réserver pour les occupations utiles les ennemis qu'on avait vaincus, et que l'on continuât soi-même à demeurer propre à la guerre.

Sûrement, ce n'était pas avancer beaucoup; mais peut-être était-ce là tout ce qui se pouvait, et ce peu était déjà quelque chose de considérable. Non-seulement, par l'institution de l'esclavage, il y avait des hommes utilement occupés; mais ces hommes pouvaient travailler avec quelque sécurité sous la protection de leurs maîtres, qui, en les opprimant pour leur compte, étaient pourtant intéressés à les préserver de tout trouble étranger. En outre, par l'effet de cette protection et de la fixité des établissements, quelques accumulations devenaient possibles, et ceci préparait beaucoup d'autres progrès.

D'ailleurs, ces esclaves, qui d'abord ne travaillent que pour autrui, travailleront un jour pour eux. Ils sont faibles, ils deviendront forts : ils sont aux sources de la vie, de la lumière, de la richesse, de la puissance; il ne faut que leur inspirer le désir d'y puiser, et les maîtres eux-mêmes sentiront un jour le besoin de leur inspirer ce désir. Voulant stimuler leur activité, ils relâcheront un peu leurs chaînes; ils leur laisseront une part de la richesse qu'ils auront créée. Ceux-ci conserveront ces faibles produits; ils les accroîtront par le travail et par l'épargne, et quelque jour les fruits lentement accumulés de leur pécule étoufferont ceux de la violence et de l'usurpation. Esclaves dans l'antiquité, les hommes d'industrie ne seront plus que serfs tributaires dans le moyenâge; puis ils deviendront les affranchis des communes, puis le tiers-état, puis la société tout entière.

C'est ici, c'est chez les peuples entretenus par des esclaves, c'est au sein même de l'esclavage que commence réellement la vie industrieuse, la seule, comme on le verra bientôt, où

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