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peut-être égalés. Enfin les écrits de leurs philosophes et les monuments de leur législation que le temps a épargnés prouvent que leurs mœurs avaient fait, à plusieurs égards, des progrès non moins remarquables que leurs idées.

Cependant, quels qu'aient été les progrès de ces peuples, je crois qu'il y a fort à rabattre de l'admiration que le monde leur accorde, et qu'on ne peut admettre qu'avec beaucoup de réserve et de grandes restrictions ce que l'on dit communément de leur culture et de leur liberté. Je crois cela surtout à l'égard des Romains, de tous les peuples de la terre celui qui a fondé le plus énergiquement son existence sur l'esclavage, et chez qui on peut le mieux observer tous les effets de ce genre de vie.

Par cela seul d'abord que ce peuple faisait exécuter la plupart de ses travaux par des esclaves, il semble que c'est à ses esclaves, et non point à lui que la gloire en devrait être rapportée. Est-ce bien le peuple romain qui a construit ces nombreux monuments d'architecture, ces égoûts, ces ponts, ces routês, ces aquéducs que l'on attribue à la civilisation romaine? Ne sont-ce pas plutôt, du moins pour une grande partie, des captifs, des esclaves, qui n'appartenaient point au peuple romain? n'était-ce pas avec l'industrie et les capitaux des nations vaincues que Rome exécutait ses plus magnifiques ouvrages? n'est-il pas vrai que, sous son empire, il ne se faisait presque rien de véritablement utile qui ne fût exécuté par des hommes asservis? La loi de Romulus avait interdit au Romain toute profession industrielle; les arts libéraux furent longtemps enveloppés dans la même proscription.: c'étaient des esclaves qui exerçaient la médecine; la grammaire, la rhétorique, la philosophie étaient enseignées par des esclaves. Tout ce qu'il y avait chez ce peuple de vraie ci

vilisation, toute celle qui pouvait survivre à ses violences, il la reléguait hors de l'Etat. Son industrie à lui, c'était la guerre; ses œuvres, c'étaient des pillages et des massacres; les monuments qu'il laissa, ce furent des ruines, ce furent l'appauvrissement et la dépopulation de l'univers. Sans lui, peut-être, nous n'aurions pas eu les débris d'un Panthéon, d'un Colysée; mais qui sait ce qu'aurait transmis à la postérité l'industrie libre et féconde des nations vaincues, par les mains de qui furent érigés ces fastueux édifices? Peutêtre est-il permis de croire que, sans ce peuple, la civilisation aurait été beaucoup plus en mesure de se défendre contre la barbarie, lorsque les hordes errantes du nord de l'Europe vinrent exercer leurs effroyables dévastations dans le midi; et je ne sais si l'on ne peut justement imputer à ses brigandages le long retard que d'autres brigands purent, après lui, mettre aux progrès de l'espèce humaine (1).

(') Avant les Romains, l'Italie, la Grèce, la Sicile, l'Asie Mineure, l'Espagne, la Gaule, la Germanie étaient pleines de petits peuples et regorgeaient d'habitants..... Toutes ces petites républiques furent englouties dans une grande, et l'on vit insensiblement l'univers se dépeupler.... « On me demandera, dit Tite-Live, où les Volsques ont pu << trouver assez de soldats pour faire la guerre, après avoir été si sou« vent vaincus, Il fallait qu'il y eut un peuple infini dans ces contrées, « qui ne seraient aujourd'hui qu'un désert, sans quelques SOLDATS et « quelques ESCLAVES romains. »— « Les oracles ont cessé, dit Plutarque, << parce que les lieux où ils parlaient sont détruits : à peine trouverail« on dans la Grèce trois mille hommes de guerre. » — « Je ne décri"rai point, dit Strabon, l'Épire et les lieux circonvoisins, parce que « ces pays sont entièrement déserts. Cette dépopulation qui a com« mencé depuis longtemps, continue tous les jours : de sorte que les « soldats romains ont leur camp dans les maisons abandonnées.» Strabon trouve la cause de ceci dans Polybe, qui dit que Paul Émile, après sa victoire, DÉTruisit soixante et dix villes de l'ÉPIRE, ET EN EMMENA CENT CINQUANTE MILLE ESCLAVES... On eût dit que les Romains n'avaient conquis le monde que pour l'affaiblir et le livrer sans défense aux barbares.» ( (Montesquieu, Esprit des lois, liv. xxv, ch. 18, 19 et 23.)

Il s'en faut bien, d'ailleurs, que les arts eussent fait de vrais progrès chez les Romains, au moins tant qu'ils étaient demeurés fidèles au principe de leur institution. Ils restèrent barbares tout le temps qu'ils furent purement militaires, et ils ne commencèrent à civiliser le monde qu'après l'avoir pillé et asservi. Rome, à l'époque où les Gaulois la brûlèrent, c'est-à-dire 364 ans après sa fondation, ne renfermait encore que des cabanes couvertes de chaume ('). Rebâtie alors, elle le fut d'une manière un peu plus solide, mais non pas plus régulière. Il n'y avait pas de rues, les maisons étaient confusément éparses, et elles furent si grossièrement construites, que, du temps de Pyrrhus, à plus d'un siècle de là, elles n'étaient encore couvertes que de lattes et de planches (*), et qu'au commencement de l'empire la plupart étaient encore en bois (). On peut juger par là de l'état où l'industrie devait se trouver sous d'autres rapports. Ce ne fut que sous le règne d'Auguste que la ville éternelle commença à posséder de beaux édifices, et, après avoir été incendiée par Néron, qu'elle fut bâtie avec une véritable splendeur (*). Les lettres ne commencèrent à fleurir que vers la fin de la république ; elles ne brillèrent d'un grand éclat que sous les premiers empereurs; enfin les sciences et les arts utiles ne furent cultivés avec un grand succès à aucune époque. Il n'y a pas la moindre comparaison à établir entre les progrès qu'ils avaient faits chez eux, et ceux qu'ils ont faits parmi nous; entre l'agriculture des Romains et la nôtre, entre leurs moyens de transport et les nôtres, entre les manufactures qu'ils avaient et celles que nous avons. C'est même faire beaucoup d'hon

(1) Antiquités rom. d'Adam, t. II, p. 389 de la trad. fr. (2) Id., ibid.

(*) Ibid.

(*) Ibid., p. 389 et 390.

neur aux Romains, que de parler de leurs manufactures. A proprement parler, ils n'en avaient point: ils ne possédaient, pour ainsi dire, qu'une industrie de ménage, et chacun faisait fabriquer chez soi, par les mains de ses femmes et de ses esclaves, les produits ordinaires de sa consommation. Auguste, au dire de Suétone, n'avait d'habits que ceux que lui faisaient ses femmes et ses filles. A prendre le mot de manufacture dans l'acception étendue que lui ont donnée les peuples modernes, on peut dire qu'il n'y a eu de manufactures dans aucun État de l'antiquité. «Je ne me souviens point, dit Hume, d'avoir lu dans les auteurs anciens un seul passage où la prospérité d'une ville soit attribuée à l'existence de quelque genre de fabrique; et, quant au commerce, il se bornait presque, là où l'on dit qu'il a le plus fleuri, à l'échange des productions propres au sol et au climat de chaque contrée (1). » Ce que le monde a gagné, depuis les Romains, en lumières, en richesses, est incalculable: de simples bourgeois, à Paris, à Londres et ailleurs, ont des habitations plus agréables, des ameublements plus commodes, des vêtements aussi riches et plus élégants que les plus riches patriciens de Rome. Les Romains n'avaient pas de chemise, et portaient immédiatement la laine sur la peau. Les étoffes de lin étaient, chez eux, très rares et du plus haut prix. Il n'y avait pas de vitres aux fenêtres des maisons: on les fermait avec du filet, de la toile de lin, de la corne ou de la pierre transparente. Il paraît que la même pièce (atrium) servait à la fois de cuisine, de salle à manger, de salon de compagnie, d'atelier, de galerie. On y étalait simultanément la vaiselle, les images des dieux, les portraits des aïeux, les objets fabriqués, etc. La lumière n'y pénétrait que d'en haut, et, comme il n'y avait pas

(') Essais, t. I, 2e partie, Essai XI, p. 434.

de cheminée, tout y était ordinairement très enfumé. Les meubles des Romains pouvaient se distinguer par la beauté, l'élégance, la pureté des formes; mais ils ne possédaient qu'à un faible degré ce mérite de la commodité, de la convenance, de la propriété, que l'esprit d'invention et le génie scientifique sont parvenus à imprimer parmi nous à une multitude d'ustensiles. Les Romains n'avaient pour écrire que l'écorce de l'arbre appelé papyrus; ils ne commencèrent à faire usage du parchemin que vers la fin de la république, et ne connurent jamais le papier. Un poinçon de fer ou un roseau taillé leur servait de plume. Ils n'écrivaient qu'en lettres majuscules. Ils ignoraient absolument l'art de multiplier les copies par l'imprimerie. Ils n'avaient aucune idée de l'établissement des postes, et faisaient porter leurs lettres par des messagers. La plupart de leurs arts étaient dans le plus complet état d'enfance (1). Enfin, si le progrès des mœurs n'a suivi que de loin, parmi nous, les progrès des arts, si nous avons moins de vertu que d'instruction et de bien-être, il est toutefois impossible de nier que nous ne vivions mieux, je veux dire plus moralement, que ne faisaient les Romains; que nous ne sachions faire de nos forces un usage, non-seulement plus habile, plus savant, plus étendu, mais aussi plus juste et plus modéré. On sait que les mœurs de ces maîtres du monde, d'abord horriblement violentes, devinrent ensuite horriblement dissolues, et que le plus inique de tous les peuples finit par se montrer le plus dépravé. De quelque manière donc qu'on les considère, on est conduit à reconnaître qu'ils avaient infiniment moins de vraie civilisation, et par suite, infiniment moins de vraie liberté que nous.

(1) V. les Antiquités rom. d'Adam.

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