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midi, ils eurent partout des esclaves pour travailler à la terre et produire les choses nécessaires à leurs besoins. Dans toutes les parties du monde où les Européens ont pénétré : en Afrique, en Amérique, dans les îles de la mer du Sud, partout où ils ont trouvé un commencement de culture, ils ont vu ce qui s'opérait de travail utile exécuté par des hommes plus ou moins asservis. Je ne sache pas finalement que l'histoire ancienne nous fasse connaître, ni qu'on ait découvert dans les temps modernes de société ayant un commencement d'industrie et d'agriculture, chez qui le travail fût exécuté par des hommes libres, ou chez qui les hommes libres eussent commencé par chercher dans le travail les moyens de pourvoir à leurs besoins. Partout la première disposition des forts a été de se faire servir par les faibles, et l'esclavage des professions utiles a été, si je ne me trompe, le régime économique de toute société nouvellement fixée (1).

Il semble dérisoire de demander si la liberté est compa

(1) M. Charles Comte, dans son Traité de législation, publié postérieurement à la première édition de ce volume, parait n'avoir pas adopté cette idée. Il pose en fait que la civilisation s'est d'abord développée dans les pays les plus favorables à la culture, et il semble supposer qu'elle s'y est développée librement, qu'il n'y a point eu d'abord d'esclaves, que tous les hommes s'y sont livrés spontanément au travail; mais que l'industrie ayant fait naître chez eux des qualités différentes de celles qu'il faut pour se livrer à la guerre, ils n'ont pu se défendre ensuite contre des peuples placés dans des circonstances moins favorables et qui avaient conservé les habitudes et les talents de la barbarie. De là, suivant M. Comte, l'origine de l'esclavage. Il a été d'abord l'œuvre indirecte de la civilisation, qui ensuite a réagi contre jui, et peu à peu est devenue assez puissante pour le détruire.

Que la culture ait commencé dans les pays qui lui étaient le plus favorables, je n'ai nulle peine à en convenir; que la population de ces pays ait ensuite été subjuguée par des peuples demeurés barbares, je le reconnais de même sans difficulté. Mais il ne me paraît pas, à beaucoup près, aussi certain que les premiers travaux de la civilisation aient été

tible avec un état social où la moitié, les trois quarts, et quelquefois une portion beaucoup plus considérable de la population se trouve ainsi la propriété de l'autre : aussi la question n'est-elle pas de savoir si cette portion de la population est libre, mais si celle qui a fondé sa subsistance sur son asservissement peut jouir de la liberté; si la liberté est compatible avec la manière de vivre des peuples qui se font entretenir par des esclaves.

Bien des gens peut-être décideraient encore cette question affirmativement. Qui n'a considéré les peuples de l'antiquité comme des peuples essentiellement libres? Qui n'a entendu parler de la liberté des Grecs et des Romains? Combien de temps, en fait de liberté, n'avons-nous pas puisé chez eux nos autorités et nos exemples? Rousseau appelle quelque part les Romains le modèle de tous les peuples libres. Il dit, en parlant des Grecs: « Des esclaves faisaient leurs travaux; leur grande affaire, c'était la liberté ('). » Il est si loin

faits par des mains libres, et que, chez les premiers peuples un peu civilisés qui ont été subjugués par des barbares, tout le monde jouit de la liberté. Les peuples les premiers asservis n'avaient-ils pas euxmêmes des esclaves? Existe-t-il quelque coin de la terre où l'industrie se soit d'abord librement développée, et où les hommes assez forts pour en contraindre d'autres au travail aient consenti à travailler euxmêmes? Je ne le pense point. Il me paraîtrait, au contraire, que l'industrie est née partout sous l'influence de la contrainte; que dans les premières sociétés civilisés il n'y a eu de travailleurs que les hommes faibles, tandis que les hommes forts se sont maintenus en armes audessus de la société, et que les premiers conquérants n'ont subjugué que des populations qui avaient déjà des maîtres. Il y avait très prabablement des esclaves chez les petits peuples d'Italie que subjuguèrent d'abord les Romains; ils en trouvèrent chez les Gaulois; il y en avait chez les Germains; ils en trouvèrent chez les Grecs je demande s'il a jamais existé de société nouvellement fixée au sol, de société naissante qui ait spontanément exercé les arts et fait de l'agriculture sans esclaves ?

(') Contrat social, liv. 3, 18.

de considérer la liberté comme inconciliable avec le mode d'existence des peuples qui font exécuter leurs travaux par des esclaves, qu'il fait assez clairement de l'esclavage une condition de la liberté. « Quoi! se demande-t-il, la liberté ne se maintient qu'avec l'appui de la servitude? peut-être. Tout ce qui n'est pas dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a des positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave... Pour vous, peuples modernes, ajoute-t-il, vous n'avez pas d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre ('). »

Rousseau avait dit d'abord qu'on ne pouvait être libre que dans la vie sauvage, et en s'abstenant de toute industrie et de tout progrès. Il paraît ajouter maintenant que si l'on veut vivre dans un état aussi hors de nature que la société, il faut au moins, pour être libre, faire exécuter ses travaux par des esclaves. Cette nouvelle proposition est-elle plus admissible que la première?

Nous avons vu que les hommes ne sont libres qu'en proportion du développement qu'ils donnent à leurs facultés : bien loin donc que, pour jouir d'une grande liberté, ils doivent se faire nourrir par des esclaves, il est évident que s'ils se déchargent sur des esclaves du soin d'exécuter leurs travaux, leurs facultés resteront naturellement incultes, et qu'ils n'acquerront que d'une manière très imparfaite la liberté de s'en servir. Nous avons vu que, dans la société, tout le monde dispose d'autant plus librement de ses forces, que chacun sait mieux en renfermer l'usage dans les bornes de ce qui ne nuit point: bien loin donc que, pour être libre, il soit né

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cessaire d'asservir une partie de ses semblables, il est visible que celui qui fonde sa liberté sur la servitude d'autrui n'établit par là que sa propre servitude, qu'il se place dans une situation violente où il est sans cesse obligé de se tenir en garde contre ceux qu'il opprime, et où il est ainsi plus ou moins privé de la libre disposition de ses mouvements. — On peut apercevoir déjà que les peuples qui se veulent faire nourrir par des esclaves fondent leur existence sur une ressource naturellement contraire à la liberté.

Je commencerai pourtant par reconnaître que la liberté est un peu moins incompatible avec ce nouveau mode d'existence qu'avec le précédent, de même qu'elle l'était moins avec celui-ci qu'avec celui qui l'avait précédé. La raison en est simple: c'est que cette nouvelle manière de vivre est un peu moins violente et moins destructive. L'homme fondant ici sa subsistance sur les produits du travail de l'homme, il est impossible que les facultés humaines restent dans le même état d'inertie et d'abrutissement. Précédemment, on asservissait ses ennemis pour en faire des pâtres; maintenant on les asservit pour en faire des laboureurs, des artisans, comme on les asservira plus tard pour en faire des rhéteurs, des grammairiens, des instituteurs. Or, if est aisé de voir que ces nouvelles destinations données à l'esclavage rendent l'esclavage moins ennemi de la civilisation et de la liberté. D'une autre part, la liberté a moins à souffrir des suites de la guerre. Dans l'état pastoral, le guerrier voulait tout convertir en pâturages et en déserts: il rasait les villes, massacrait les populations, et n'épargnait que le petit nombre de captifs qu'il se croyait assuré de vendre, ou qu'il pouvait employer à la garde des troupeaux (1). Dans

(') Voltaire dit, en parlant de Gengis-Kan: « Dans ses conquêtes il

l'état actuel, il pille peut-être davantage, mais il détruit moins; il asservit plus d'hommes, mais il n'en extermine pas un aussi grand nombre: il ne commet que les ravages et les massacres indispensables au but de la guerre, qui est la conquête du terrain et la réduction des habitants à l'état d'esclaves ou de tributaires (1). Il est manifeste que cette nouvelle manière de vivre, toute violente qu'elle soit, est pourtant moins contraire à la liberté que la précédente.

Aussi l'expérience montre-t-elle que chez les peuples dont la subsistance est fondée sur ce nouveau moyen, l'espèce peut parvenir à un plus haut degré de développement et de liberté que chez les nations pastorales. Les monuments qui nous restent des arts et de la civilisation des anciens ne permettent d'élever aucun doute sur ce point. On ne peut sûrement pas nier que les peuples de la Grèce et de Rome n'aient été beaucoup plus cultivés qu'aucun de ceux de l'âge que j'ai décrit dans mon dernier chapitre; qu'ils n'aient été mieux pourvus des choses nécessaires à la vie; que l'industrie et surtout l'agriculture n'aient fait chez eux des progrès beaucoup plus grands; qu'ils n'aient eu des relations commerciales infiniment plus étendues. Ces peuples ont surtout excellé dans les arts de l'imagination et du goût; leurs poètes, leurs orateurs, leurs statuaires, n'ont été depuis ni surpassés, ni

ne fit que détruire, et si l'on excepte Boccara et deux ou trois autres villes dont il permit qu'on relevât les ruines, son empire, des frontières de la Russie à celles de la Chine, fut une dévastation. » (Essai sur les mœurs, ch. 60.)

(') Tout ce que demandaient les Romains c'était de forcer leurs ennemis à se rendre. Aussi condamnaient-ils ceux qui posaient les armes à un esclavage moins rigoureux que ceux qu'ils prenaient sur le champ de bataille ou après l'assaut d'une ville. Les premiers, qu'ils appelaient dedititii, conservaient une espèce de liberté, les seconds étaient vendus comme esclaves. (Tite-Live, liv. 3, ch. 22, et liv. 7, ch. 31.)

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