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mais je n'impose rien, je ne propose même rien : j'expose.

Non-seulement cette méthode ne tend point à surprendre ou à violenter les esprits; mais elle est la seule propre à les éclairer. C'est celle qu'on suit dans toutes les sciences d'observation; c'est par elle que, depuis un demi-siècle, ces sciences ont fait de si remarquables progrès. On ne parle point en physique, en mathématiques de ce qui doit être; on cherche simplement ce qui est, ou comment il arrive qu'une chose soit. Le géomètre remarque dans quelles circonstances deux lignes forment un angle; mais il ne dit pas que deux lignes ont le droit de former un angle. Le chimiste observe que l'eau soumise à l'action du feu passe à l'état de vapeur; mais il ne dit pas qu'un des droits de l'eau est de se transformer en gaz. Le publiciste peut observer de même dans quelles circonstances l'homme parvient à la liberté; mais il ne doit pas dire, s'il veut parler scientifiquement, que l'homme a droit d'être libre. Que nous apprendrait en effet ce langage, et que prétend-on en disant ici que l'homme a droit ? veuton dire qu'il est dans l'ordre, qu'il est droit, qu'il est désirable qu'il devienne libre? mais exprimer des vœux n'est pas expliquer des vérités. Veut-on dire que la liberté est une propriété de sa nature? mais cela n'est vrai qu'à de certaines conditions. Deux lignes droites ont la propriété de former un angle; mais ce n'est que lorsqu'elles se rencontrent en un point. L'eau a la propriété d'être compressible; mais elle ne l'est à un haut degré que lorsqu'elle est réduite à l'état de gaz. La liberté est une propriété de la nature humaine; maís seulement quand cette nature est cultivée. Vous avez beau dire à priori que l'homme est une force libre, tant qu'il conserve son ignorance et ses vices, il reste en effet très dépendant. Au lieu donc de lui dire dogmatiquement que la liberté est sa loi, enseignez-lui comment elle devient sa manière

d'être. Ce n'est véritablement qu'ainsi que vous pouvez le servir et l'éclairer (').

Enfin, tandis que cette méthode est plus propre à instruire, elle est aussi plus propre à faire bien agir. Quand des déclamateurs viennent nous dire: Vous avez droit d'être libres, la justice ordonne que vous le soyez, ils parlent vivement à notre imagination, ils nous inspirent le désir de la liberté, mais sans nous rien communiquer de ce qui la donne; et il est possib e qu'ils nous poussent, pour la conquérir, à des résolutions violentes, qui nous causeront de grands maux, sans laisser peut-être après elles aucun bon résultat. Mais si l'on nous dit : « Plus vous serez habiles, ingénieux, éclairés, «et mieux vous disposerez de vos forces; plus vous aurez « de modération, d'équité, de courage, et plus vous aurez de « liberté, on n'a sûrement rien de pareil à craindre. Il se pourra que ce langage nous touche peu; mais s'il nous excite à agir, ce sera d'une façon utile. Ce qu'il nous recommande en effet c'est de nous instruire, de nous fortifier, de

(1) Les hommes ont droit d'être libres ! Autant j'aimerais dire qu'ils ont le droit d'être intelligents, actifs, instruits, prudents, justes, fermes, en un mot qu'ils ont le droit de réunir toutes les conditions d'où l'on sait que dépend l'exercice plus ou moins libre de leurs facultés. Les hommes ont sûrement le droit d'être libres... s'ils peuvent; mais l'essentiel est de savoir à quelles conditions cela leur est possible. L'abbé Raynal disait qu'avant toutes les lois sociales l'homme avait le droit de vivre. Il aurait pu, observe judicieusement Malthus, dire avec tout autant de vérité qu'avant l'établissement des lois sociales tout homme avait le droit de vivre cent ans. Il avait ce droit sans contredit, ajoute Malthus, et il l'a encore; il a le droit de vivre mille ans, s'il peut, etc. » (Essai sur le principe de la popul., liv. 4, c. 4.) Mais quels moyens a-t-il d'assurer, de prolonger son existence? Voilà ce qu'il faudrait lui apprendre, et dont Raynal ne dit pas un mot. Il est vrai que ceci est moins facile que de proclamer emphatiquement le droit qu'il a de vivre, droit qu'on ne lui conteste pas, ou qu'il ne doit jamais supposer qu'on lui conteste.

devenir meilleurs; il ne nous excite à la liberté qu'en nous exhortant à acquérir les qualités qui la procurent : il ne saurait jamais être dangereux d'inspirer aux hommes l'amour d'un art utile ou d'une vertu quelconque, et l'on est sûr, en les poussant dans les voies de l'industrie et de la morale, de les mettre sur le vrai chemin de la liberté.

J'aurai donc soin de rester fidèle à l'objet de cet écrit, qui est de montrer la liberté dans ses causes. Au lieu de la considérer comme un dogme, je la présenterai comme un résultat; au lieu d'en faire l'attribut de l'homme, j'en ferai l'attribut de sa civilisation; au lieu de me borner, comme on l'a presque toujours fait, à imaginer des formes de gouvernement propres à l'établir, ce qu'aucune forme de gouvernement n'est, à elle seule, capable de faire, j'exposerai de mon mieux comment elle naît de tous nos progrès (').

Que n'ai-je tout ce qu'un tel travail demanderait de talent et de connaissances positives pour être convenablement exé

(1) Dire que je ne me bornerai pas à parler des formes du gouvernement, ce n'est sûrement pas dire que je ne parlerai pas de ces formes. La manière dont la société s'ordonne pour agir n'est indifférente dans aucun ordre d'actions, et surtout elle ne l'est pas dans celui-ci. Je sais ce que peut une bonne organisation de la puissance publique; mais je sais aussi ce qu'il y a d'insuffisant et de menteur dans les théories qui font venir toute liberté de là. C'est beaucoup sans doute que les pouvoirs publics soient bien constitués; mais ce n'est pas assez pour qu'ils agissent d'une manière éclairée et morale. Ensuite, quand une nation serait capable à la fois de bien organiser son gouvernement et de le faire bien agir, cela seul ne la ferait pas être libre. Sa liberté, en effet, ne vient pas uniquement de sa capacité politique, elle vient de toutes ses capacités. Il ne suffit donc pas de la considérer dans un seul de ses modes d'action; il faut, pour juger à quel point elle est libre, examiner ce qu'elle déploie dans tous d'intelligence et de moralité.

cuté! Je me croirais assuré de rendre un service réel aux études économiques et politiques. Je croirais aussi pouvoir contribuer efficacement à répandre parmi nous des semences d'ordre et de paix. Il est vrai que ce livre n'a pour objet que l'explication d'un seul mot; mais que ce mot renferme de choses, et combien pourrait faire cesser de discordes une bonne définition de la liberté! Qui de nous n'a vu quelquefois tout ce que peut, au milieu des débats les plus animés, une explication lumineuse et vraie de la chose débattue?

Mais ce sujet-ci est-il matière à expériences, comme d'autres? est-il de nature, par exemple, à être aussi clairement, aussi catégoriquement expliqué que ceux sur lesquels s'exercent les véritables sciences d'observation? Je n'en fais aucun doute. Il n'y a pas plus d'effets sans cause en politique qu'en chimie. L'enchaînement des causes aux effets n'est pas plus impossible à apercevoir dans la première de ces sciences que dans la seconde. J'ai peine à croire, par exemple, que le phénomème moral auquel je donne le nom de liberté se refuse à l'analyse plus que la chaleur, la lumière, l'électricité et plusieurs autres phénomènes sensibles. Il me paraît très possible de bien expliquer comment la liberté naît, s'étend, se resserre, se modifie. Je ne me flatte pourtant pas d'avoir porté dans cet exposé le degré de certitude et de précision qu'on trouve dans les bons livres de chimie et de physique; mais cela est moins venu, je dois l'avouer, de la difficulté de la matière que de l'insuffisance de l'auteur. Tout en étant convaincu de l'imperfection de mon travail, je crois fermement à la possibilité de le bien faire, et peut-être ce que je tente d'autres réussiront-ils à l'exécuter. Quand je n'aurais fait dans cet ouvrage qu'ouvrir aux études politiques une nouvelle voie, que leur imprimer une direction un peu plus sûre,

que montrer un peu plus clairement le but où il s'agit d'arriver et les moyens que nous avons de l'atteindre, je serais loin d'avoir perdu mon temps. Mais cela même était une tâche immense, et je n'oserais dire que j'ai pris la plume avec l'espérance de la remplir.

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