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des siècles, toute nouvelle entreprise de ce genre leur est devenue décidément impossible, et le reste de ces hordes barbares se trouve à jamais confiné dans les déserts brûlants de l'Afrique, ou dans les régions les plus élevées et les plus froides de l'Asie. Mais les mêmes causes continuent à produire parmi elles des effets semblables; et, désormais trop faibles pour pouvoir attaquer les nations civilisées, elles consument l'excédant de leur population dans leurs querelles mutuelles et sans cesse renaissantes.

La guerre est donc la suite inévitable du mode imparfait de subsistance adopté par les peuples pasteurs. Pour achever de faire sentir combien cette remarque est fondée, il suffit de dire que chez les Arabes la tradition a conservé, seulement pour les temps antérieurs à Mahomet, le souvenir de dix-sept cents batailles, et de rappeler cette trève annuelle de deux mois qu'ils observaient avec une fidélité religieuse, et qui caractérisait avec encore plus de force, comme l'observe Gibbon, leurs constantes habitudes d'anarchie et d'hostilité (1).

Si la guerre est une chose forcée dans la vie pastorale, l'ignorance et les excès de tout genre qui s'opposent au développement de la liberté y sont, à leur tour, des suites inévitables de la guerre. Le barbare, qui croit améliorer son sort

constantes déprédations des Normands. « A la fin, dit Malthus, elles crurent en force, et parvinrent à ôter aux peuples du Nord toute espérance de succès dans leurs futures invasions. Ceux-ci cédèrent lentement et avec répugnance à la nécessité, et apprirent à se renfermer dans leurs propres limites. Ils échangèrent peu à peu leur vie pastorale ainsi que le goût du pillage et l'habitude d'émigrations, pour les travaux patients de l'agriculture, qui, en les accoutumant à des profits moins rapides, changèrent imperceptiblement leurs mœurs et leur caractère. » (Essai sur le princ. de la pop., t. I, p. 153 et suiv. de la trad. fr.)

(') Hist. de la déc. de l'emp. rom., t. X de la trad., édit. de M. Guizot.

par le pillage, ne fait qu'arrêter toute production, et se rendre de plus en plus misérable. La misère, en croissant, fortifie son penchant à la rapine, et le rend toujours plus incapable de faire de ses forces un utile emploi. Son incurable paresse naît, comme son ignorance, de ses exercices violents; son intempérance et ses débauches naissent, à leur tour, de sa paresse: tous ses vices sont ainsi la conséquence de son état social. L'esclavage de ses serviteurs, celui de sa femme; ses rixes sanglantes, sa dépendance politique et religieuse découlent de la même source. C'est parce qu'il fait la guerre qu'il a besoin de se soumettre à la volonté arbitraire d'autrui; c'est parce qu'il fait la guerre qu'il est ignorant, par conséquent superstitieux, par conséquent sous le joug de ses prêtres; c'est parce qu'il fait la guerre qu'il veut vider toutes ses querelles comme on les vide à la guerre, c'est-à-dire à main armée; c'est parce qu'il fait la guerre, et que la guerre le rend fainéant et brutal, qu'il néglige tous les travaux utiles, et en rejette le fardeau sur les êtres les moins capables de le supporter. Finalement, tout ce qu'il a de grossier dans son esprit et dans ses mœurs naît de son état habituel de guerre, qui, de son côté, est l'accompagnement en quelque sorte obligé de l'état pastoral.

Toutefois, on retrouve dans cet état les germes de liberté que j'ai fait apercevoir dans celui qui précède, et, comme je l'ai dit au début de ce chapitre, on les y retrouve plus développés. Il y a un peu plus d'industrie, un peu plus d'instruction, un peu moins de férocité; on entre en composition pour les injures et pour le meurtre; on maltraite moins les femmes; on n'extermine pas toujours les prisonniers, et il n'arrive jamais qu'on les dévore, comme cela se pratique quelquefois dans l'âge précédent.

Seulement, comme les périls et les maux sont moins grands, les mœurs ne sont plus tout-à-fait aussi farouches, et il semble que le sentiment de l'indépendance individuelle ait déjà perdu quelque chose de son âpre énergie. Quelque sauvage en effet que fût la vertu de ces femmes cimbres, qui, au moment d'une déroute, s'efforçaient de soustraire par la mort leurs parents à la servitude, étouffaient leurs enfants de leurs propres mains, les foulaient aux pieds des chevaux, et finissaient par se tuer elles-mêmes (1), il y a loin de cette frénésie à la fanatique obstination de ce sauvage qui, attaché à l'épieu fatal, subit, plutôt que de s'avouer vaincu, les plus effroyables tortures; qui, pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche aucun point de son asseurance, et qui expire, comme dit Montaigne, en faisant la moue à ses bourreaux (2).

Nous allons voir maintenaint ce que deviennent ces progrès chez les peuples sédentaires; et, procédant par ordre, nous examinerons d'abord quelle liberté comporte la manière de vivre de ces deux peuples qui se font entretenir par des hommes asservis.

(') Plutarque, Vie de Marius; et Tacite, Mœurs des Germ., ch. 7

et 8.

(2) ESSAIS; des Cannibales.

CHAPITRE IV..

LIBERTÉ COMPAtible avec le degré de culture des peuples sédentaires QUI SE FONT ENTRETENIR PAR DES ESCLAVES.

L'homme fait d'abord sa principale nourriture de fruits et d'animaux sauvages; puis du lait et de la chair des animaux qu'il a subjugués; puis des produits du sol qu'il fait cultiver par son esclave. Il ne passe qu'avec une extrême lenteur de l'un de ces états à l'autre; et, quelque barbare que soit encore le dernier, on est obligé de reconnaître qu'il se trouve à une longue distance de ceux qui le précèdent, et qu'il y a déjà un grand espace de parcouru dans la route de la civilisation. Le guerrier sauvage ne fait point d'esclaves: ses passions sont encore trop impétueuses; et, d'ailleurs, quel moyen aurait-il de les garder, et à quel usage les emploierait-il? Le guerrier nomade n'en fait qu'autant qu'il en peut vendre : il lui en faut peu pour la garde de ses troupeaux et pour l'exploitation du peu de terres qu'il livre à la culture; mais, à mesure que les produits du sol entrent pour une plus grande part dans la nourriture de l'homme barbare, le nombre des captifs qu'il fait à la guerre devient plus considérable : le labour succédant au pâturage, il met des esclaves à la place des troupeaux, et finit par faire sa principale ressource de l'asservissement de ses semblables.

Je ne connais point d'expression propre à désigner l'état des peuples qui se font nourrir ainsi par des hommes vaincus et réduits en servitude. Le nom de peuples agricoles qu'on

leur a donné ne leur paraît guère applicable; ce nom appartiendrait à l'esclave qui féconde la terre plutôt qu'au barbare qui vit de ses sueurs. En général, il serait plus convenable de donner aux peuples encore barbares des noms pris de la guerre, que des noms empruntés à l'industrie. On devrait, à ce qu'il semble, réserver ceux-ci pour les nations qui ont abjuré toute violence, tout brigandage, toute sujétion forcée d'une classe à une autre, tout esprit de monopole et de domination, et fondé constitutionnellement leur existence sur le travail et les échanges.

Toutefois, pour n'avoir pas de dénomination qui lui convienne, l'état dont je parle n'en a été ni moins réel, ni moins général. Il n'est pas de nation qui, en passant de la vie errante à la vie sédentaire, n'ait été d'abord, et pendant fort longtemps, entretenue par des hommes asservis. Les peuples de l'antiquité ne connurent jamais d'autre manière de vivre. On voit dans la Genèse que, du temps des patriarches, l'esclavage existait déjà chez les Hébreux, et qu'Abraham possédait un nombre considérable d'esclaves ('): c'étaient des esclaves qui pourvoyaient à la subsistance des anciens Grecs. Rome eut des esclaves dès son origine, et le nombre chez elle, ainsi que chez les Grecs, s'en accrut, avec le temps, d'une manière presque infinie. Il y avait à Athènes, du temps de Démétrius de Phalère, quatre cent mille esclaves pour nourrir vingt mille citoyens. Rome, à la fin de la république, comptait moitié moins de citoyens que d'esclaves. César trouva l'esclavage établi chez les Gaulois. Lorsque les peuples barbares du nord de l'Europe s'établirent et se fixèrent dans le

(') Quod cùm audisset Abram, captum videlicet Lot, fratrem suum, numeravit expeditos vernaculos suos trecentos decem et octo, et persecutus est usque Dan. (Gencs., cap. 19, vers. 14.)

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