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tager, font à tous égards l'office d'esclaves, sont enfin soumises, ainsi que leurs enfants, à une autorité qui ne connaît point de limites, et dont le mari abuse quelquefois jusqu'à vendre comme esclaves la mère et les enfants (').

Ici, comme je l'ai dit, les prisonniers ne sont pas toujours massacrés, mais ils sont alors asservis, et ce n'est pas, quoi qu'on en ait dit, une douce destinée que d'être l'esclave d'un Maure, d'un Arabe, d'un Tartare. Fergusson cite le propos d'un Grec qui aimait mieux, disait-il, être esclave des Scythes que citoyen de Rome (*). Ce Grec faisait de Rome une satyre trop forte. Je ne crois pas que le sort des Romains ait jamais été bien digne d'envie; mais il y avait sûrement encore assez loin de la condition d'un citoyen romain à celle de l'esclave d'un barbare. Tacite, qui s'efforce d'atténuer les maux que souffraient chez les Germains les hommes enchaînés à la glèbe, reconnaît pourtant que leurs maîtres, dans un accès de colère, pouvaient impunément leur ôter la vie (3).

Voilà donc chez les peuples pasteurs plusieurs classes de personnes, les femmes, les enfants, les esclaves, qui vivent sous l'empire absolu de la violence et de la force. Le guerrier lui-même n'y est pas à l'abri de toute sujétion. Ses terreurs superstitieuses le livrent sans défense au despotisme de ses prêtres; et, d'une autre part, la nécessité de la discipline, au sein des guerres éternelles où il est engagé, le force à se soumettre presque aveuglément à la volonté de ses généraux.

(') Malthus, Essai sur le principe de la population, t. I, p. 173 de la trad. Chez les Barbares, dit Aristote, la femme et l'esclave sout confondus dans la même classe (Polit., liv. 1, ch. 1, §5). Chacun, maître absolu de ses fils de ses femmes, leur donne à tous des lois...... (Homère, cité par Aristote, ib., § 7, trad. de M. Thurot).

(2) Fergusson, Essai sur l'hist. de la soc. civ., p. 161; édition de Bâle, angl.

(*) Mœurs des Germ., ch. 28.

Le Germain, qui ne voulait plier sous aucune espèce de justice humaine, se laissait patiemment battre de verges par le ministre du dieu des batailles (1). Le Tartare, qui ne reconnaît habituellement aucune espèce d'autorité, jure, lorsqu'il s'unit à son kan pour quelque expédition militaire, d'aller partout où il l'enverra, d'arriver sitôt qu'il l'appellera, de tuer quiconque il lui désignera, de considérer dorénavant sa parole comme une épée (*) : il ne met plus de bornes à sa dépendance.

Enfin, tandis que dans l'intérieur du camp tout le monde subit quelque espèce de sujétion arbitraire, la horde tout entière est dans un péril continuel d'être assaillie, pillée, asservie. C'est la suite toute naturelle des violences qu'elle ne cesse de commettre, de l'état permanent d'hostilité dans lequel elle vit avec d'autres tribus. L'homme, à cet âge de la société, n'est encore qu'un animal de proie; les nations ne sont que des bandes de voleurs. L'universelle occupation est de chercher où l'on pourra trouver du butin à faire, et d'aviser par quel moyen on parviendra le plus sûrement à s'en saisir (3).

Fergusson veut que la liberté ne soit pas incompatible avec un tel ordre de choses. « Dans les âges de barbarie, dit-il, les hommes ne manquent de sûreté ni pour leurs personnes ni pour leurs biens. Chacun, il est vrai, a des ennemis; mais chacun aussi a des amis; et si l'on court le risque d'être attaqué, on est sûr d'être secouru (1). »

Ce raisonnement est un pur sophisme. Il est véritablement

(1) Mœurs des Germ., chap. 7.

(*) Fergusson, Hist. de la soc. civ., p. 156.

(3) Ibid., p. 130 et 151.

(*) Fergusson, p. 162, « In the rude ages, the persons and properties of individuals are secure; because each has a friend, as well as

insensé de placer ainsi la sécurité au sein de la guerre et des alarmes; autant vaudrait dire que, sur un champ de bataille, il y a aussi de la sûreté pour les personnes et pour les biens. En effet, si on a les ennemis en face, n'est-on pas entouré de ses amis, et si l'attaque est imminente, la défense n'estelle pas assurée? Cependant qui oserait dire qu'on est en sûreté sur un champ de bataille? Eh bien! on ne l'est pas davantage dans l'état social que je décris. La terre, à cet âge de la civilisation, n'est qu'un vaste champ de guèrre où les hommes sont perpétuellement aux prises, où chacun est, tour à tour, assaillant ou assailli, pillard ou pillé, massacreur ou massacré, maître ou esclave. Il n'y a pas de sûreté en Arabie, même pour les pasteurs arabes ('). Les Tartares s'entre-exterminent au sein de leurs déserts; les Germains, les Normands, toutes les hordes de barbares qui, à différentes. époques, se sont précipitées du nord de l'Europe sur le midi, ne jouissaient d'aucune sûreté dans le cours de leurs déprédations et de leurs ravages: les destructeurs, comme dit Montesquieu, étaient perpétuellement détruits.

Bien donc que les peuples pasteurs, considérés dans leurs travaux industriels, et dans leur morale personnelle et sociale, soient un peu plus avancés que les peuples chasseurs, il est certain que, sous tous ces rapports, ils font encore un usage très grossier et très violent de leurs facultés, et qu'à cet âge de la vie civile, par conséquent, l'homme ne peut encore jouir que d'une liberté fort imparfaite.

an ennemy; and if the one is dispose to molest, the other is ready to protect. »

(') V. la peinture animée que Gibbon, t. X de son histoire, fait des dissensions furieuses et interminables des Arabes bédouins.

Je dois ajouter que le principe des violences et de la brutalité des peuples pasteurs est dans la manière même dont ils pourvoient à leurs besoins, dans leur état de nations pastorales. Quoique la terre, dans ce nouvel état, puisse nourrir un peu plus d'habitants que sous le régime économique des peuples chasseurs, la quantité d'aliments qu'elle peut produire est encore excessivement bornée, et les hommes, comme au premier âge de la civilisation, sont invinciblement entraînés à lutter pour leur subsistance.

La vie pastorale a ceci de particulier qu'elle est de tous les modes d'existence celui où l'homme obtient avec plus de facilité les ressources propres à chaque manière de vivre. Le chasseur ne trouve et n'atteint ordinairement sa proie qu'avec beaucoup d'efforts; l'agriculteur ne féconde son champ qu'avec de grandes peines: le pasteur, au contraire, recueille presque sans fatigue ce que peuvent lui donner ses pâturages et ses troupeaux. Cette manière de vivre est donc celle où doit se produire et se renouveler le plus facilement, non pas une population très forte, mais une population supérieure aux moyens d'exister, une population excédante (1). Par conséquent, elle est celle où la population doit sentir le plus souvent le besoin de sortir du pays, de former des entreprises guerrières. D'autres causes encore fomentent en elle cet esprit de conquête et d'émigration : le genre d'industrie sur lequel est fondée sa subsistance se concilie très bien avec les nécessités de la vie militaire; ses troupeaux, qui lui servent d'aliment, lui servent aussi de véhicule; elle se transporte

(*) Ce sont deux choses fort différentes, comme le fait très bien voir Malthus. Il peut y avoir excès de population dans les pays les moins peuplés: il suffit pour cela qu'il y ait plus d'hommes que de vivres.

par le même moyen qu'elle se nourrit, et le principe de ses entreprises est dans la même source que celui de sa vie; d'ailleurs elle est toujours assemblée, elle est armée, elle est désœuvrée, son désœuvrement l'ennuie, la famine l'aiguillonne, la vue de ses forces réunies et l'habitude qu'elle a de se mouvoir en masse excitent sa confiance et son audace... Elle est donc irrésistiblement poussée au brigandage, à la guerre, aux invasions.

De là ces irruptions formidables des peuples pasteurs du Nord vers le Midi, à une époque où le Midi n'était encore que très faiblement peuplé, et l'excessive facilité avec laquelle ces peuples réparaient leurs pertes et recommençaient leurs attaques ('). On ne vit la fin de leurs invasions que lorsqu'ils eurent successivement occupé les plus beaux pays de la terre, qu'ils s'y furent établis, qu'un certain degré de civilisation y eut développé leurs forces, et que les derniers venus de ces peuples trouvèrent enfin devant eux des populations trop nombreuses et trop puissantes pour pouvoir essayer de les détruire ou de les déloger (2). Maintenant, et depuis bien

(') C'est cette facilité avec laquelle une certaine population se renouvelle et se déplace, dans la vie pastorale, qui a fait supposer si longtemps que le Nord était autrefois plus peuplé qu'aujourd'hui. La connaissance des vrais principes de la population a permis à Malthus de réfuter victorieusement cette erreur. Il prouve sans peine que le Nord, à une époque où il était encore couvert de bois et de marais, ne pouvait pas renfermer une population bien nombreuse; mais en même temps il montre que la population devait s'y élever rapidement au niveau des moyens de subsistance, et fournir bientôt à l'esprit entreprenant des barbares le moyen de tenter de nouvelles expéditions, qui, à leur tour, laissaient la place libre pour des générations nouvelles, et préparaient de loin de nouvelles invasions. (Voy. son ouv., t. I, chap. 6).

(2) Pendant le cours des huitième, neuvième et dixième siècles, les nations de l'Europe réputées aujourd'hui les plus puissantes par les armes et par l'industrie avaient été livrées comme sans défense aux

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