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des bords du Volga pour aller former un nouvel établissement à la Chine, le grand nombre de ceux qui succombèrent ne trouvaient probablement pas que la vie errante, fût très favorable à la liberté (1).

Les peuples nomades ne sont pas libres davantage, parce qu'ils sont ignorants : l'ignorant ne sait point tirer parti de ses forces, et c'est mal prouver la liberté d'un homme que de dire qu'il est incapable de faire aucun usage de ses facultés.

Ils ne le sont pas non plus, parce qu'ils sont intempérants: l'intempérance, qui use et déprave nos organes, est sûrement un mauvais moyen d'en faciliter le jeu, d'en étendre et d'en affermir l'exercice.

Ils ne le sont pas non plus, parce qu'ils sont fiers et brutaux: la brutalité du nomade, si elle le rend quelquefois impatient de la domination, le dispose habituellement à la violence, et la violence est très assurément un mauvais moyen de liberté.

Ils ne le sont pas, enfin, parce qu'ils ne cultivent point la terre, qu'ils ne produisent rien, et ne vivent que de proie: tout peuple pillard est menacé de pillage. Montesquieu, parlant des ravages que les hordes errantes de la Germanie venaient exercer dans l'empire romain, dit que les destructeurs étaient sans cesse détruits (2): leur destruction était donc la conséquence naturelle de leur manière de vivre. Ce résultat n'indique pas qu'elle fût très favorable à leur liberté.

Ainsi, tout ce que disent Montesquieu et Mably pour établir que l'es peuples nomades sont libres, prouve tout au contraire qu'ils ne le sont pas. Des hommes qui ne cultivent pas la terre, qui n'exercent aucun art, qui sont ignorants, débauchés,

(1) V. le Voyage de Benj. Bergmann chez les Calmoucks. (2) Esp. des lois, liv. 18, ch. 4.

violents, ne sauraient être des hommes libres. Il ne peut y avoir de liberté véritable qu'au sein des pays où l'on possède de l'industrie et des lumières, et où l'on sait plier ses forces aux règles de la morale et de la sociabilité.

Si, prenant ainsi la liberté dans son acception véritable, je veux chercher maintenant qu'elle est celle dont jouissent les peuples pasteurs, je serai conduit à reconnaître qu'ils sont un peu plus libres que les nations sauvages. En effet, leur esprit ne se meut pas dans un cercle aussi étroit; ils savent faire un usage un peu plus étendu de leurs facultés naturelles; ils savent mieux se nourrir, s'abriter, se vêtir; leur nourriture est à la fois plus saine, plus abondante et moins précaire; leurs vêtements sont aussi meilleurs, et on n'en voit pas d'absolument nus; enfin la tente du nomade, toute grossière qu'elle est, vaut pourtant mieux que la hutte du sauvage.

J'ai dit qu'on apercevait quelquefois chez les peuples chasseurs de faibles commencements d'agriculture; on les retrouve avec un peu plus d'extension chez certains peuples pasteurs. Ces peuples commencent à faire usage des métaux; ils ont subjugué plusieurs espèces d'animaux, et les ont pliés à diverses sortes de services. Leur industrie manufacturière est un peu plus avancée que celle des peuples chasseurs et pêcheurs ils construisent des chariots; ils fabriquent de meilleures armes, ils foulent le feutre, filent la laine, tissent quelques grossières étoffes. Ils ont aussi sur le commerce, les échanges, le calcul, des notions plus étendues que les sauvages. Enfin, comme ils sont en général plus industrieux, ils ne se trouvent pas sous le joug de nécessités aussi cruelles : ils ne tuent point, par exemple, une partie de leurs enfants, faute de pouvoir les nourrir tous; si une mère vient à mourir pendant la durée de l'allaitement, ils ne se croient pas obligés

d'étouffer sur son sein le fruit de ses entrailles; enfin, comme ils possèdent quelques moyens de transport, ils peuvent, dans leurs fréquentes émigrations, emporter avec eux leurs vieux parents, et il ne paraît pas qu'ils soient jamais réduits à regarder le parricide comme un bon office (1).

Les peuples nomades savent donc faire de leurs facultés un usage un peu plus étendu que les peuples sauvages. D'une autre part, ils savent en faire vis-à-vis d'eux-mêmes un usage un peu mieux réglé : habituellement moins affamés, ils ne mangent pas, dans l'occasion, avec le même excès d'intempérance; leur ivresse a peut-être quelque chose de moins brutal; leurs fatigues étant moins outrées, ils sont moins enclins à la paresse; leur repos n'offre pas le même caractère d'apathie et de stupidité. Ils sont donc en général plus dispos, plus maîtres d'eux-mêmes; et, sous ce second point de vue, ils peuvent user de leur forces avec plus de liberté.

Enfin, les peuples nomades commencent à mettre quelque calcul dans leurs relations avec les autres hommes, et, sous ce rapport encore, ils sont supérieurs aux peuples chasseurs. Le sauvage ne faisait la guerre que pour exterminer ses ennemis le nomade ne se propose pas toujours de les détruire; il est capable de concevoir la pensée de les asservir, et ceci même, chose singulière ! est un progrès vers la liberté. L'intérêt, qui, à cet âge de la civilisation, persuade déjà à l'homme de ne plus massacrer ses prisonniers, lui persuadera plus tard de ne plus faire la guerre, et donnera par degrés une tendance moins violente et moins destruc

(') V. dans Péron, t. I, p. 468 et suiv., combien ces excès sont fréquents dans la vie sauvage. Ils ne sont plus tolérés dans la vie nomade: « Numerum liberorum finire, aut quemquam ex agnalis necare flagitium habetur. » (Tac., Mœurs des Germ., c. 19.)

tive à son activité. On est donc déjà plus près d'être libre. On est même déjà plus libre par le fait comme le meurtre et la dévastation ne sont plus l'unique fin de la guerre, elle ne se fait peut-être pas avec le même degré d'exaltation et de fureur; elle n'excite pas des ressentiments aussi violents, aussi implacables: c'est dans la vie nomade que commence à s'introduire l'usage des compositions, qui permet d'entrevoir un terme aux dissensions et aux guerres particulières. Il y a donc un peu plus de sécurité. La liberté souffre moins aussi des suites immédiates de la guerre; car, quels que soient les malheurs de la servitude, il vaut mieux encore être pris pour être réduit en esclavage, que d'être pris pour être attaché à un épieu, mutilé, déchiré, brûlé, dévoré, et un esclave a beau être esclave, il est pourtant plus libre qu'un homme mort.

Soit donc que l'on considère les peuples nomades dans leurs relations avec les choses, avec eux-mêmes, avec leurs semblables, on trouve qu'ils font de leurs facultés un usage un peu moins borné, moins stupide, moins déréglé, moins violent que les peuples sauvages, et qu'en conséquence ils jouissent, sous tous ces rapports, d'un peu plus de liberté.

Cependant, ces progrès sont loin encore d'être très sensibles; et, quand je dis qu'ils font de leurs forces un usage un peu moins aveugle et moins emporté, je ne prétends pas dire assurément qu'ils s'en servent d'une manière bien éclairée et bien morale. Quoique logés, nourris, vêtus un peu moins misérablement que les peuples chasseurs, ils ne savent pourtant encore pourvoir que très imparfaitement aux premières nécessités de la vie physique. Les anciens Scythes,

suivant Justin ('), n'avaient pour tout logement que des chariots couverts de peaux. C'est encore là l'unique abri des peuples tartares. Les Germains ne savaient employer dans la construction de leurs habitations ni la pierre, ni la brique, ni le ciment, ni la chaux : leurs demeures n'étaient que des huttes basses et grossières, construites en bois non façonné, couvertes de chaume, et percées à leur sommité pour laisser à la fumée un libre passage. Quelquefois même ils n'avaient pour asile que des souterrains obscurs, qu'ils recouvraient d'une couche épaisse de fumier (2).

Le vêtement des peuples pasteurs est encore plus grossier que leurs demeures. S'ils ne sont pas dans un état d'absolue nudité, comme plusieurs peuples sauvages, ils sont en général découverts de plus de la moitié du corps. Tacite et César s'accordent à dire que les Germains n'avaient, pour se défendre contre la rigueur du froid, qu'un léger manteau formé de la peau de quelque animal, qu'ils fixaient sur les épaules avec une agrafe et plus souvent avec une épine, et qui laissait la plus grande partie de leur corps à nu (3). La tunique que joignaient à ce vêtement la plupart des femmes germaines n'était qu'une espèce de sac de toile grossière, qui ne leur voilait ni les jambes, ni les bras, et qui laissait à découvert tout le haut de leur poitrine (*).

Les nations pastorales trouvent un aliment sain et substantiel dans le lait et la chair des troupeaux dont elles font leur principale nourriture; mais plus cette nourriture est aisée à obtenir, plus la population s'élève rapidement au niveau de ce faible moyen de subsistance, et, quand elles ont

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