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sur sa personne, et entreprendre de soumettre sa conduite à ses directions. Comme cet âge est celui où il y a le moins de sûreté, il est naturellement celui où l'homme est le plus disposé à la résistance, où il se montre le plus farouche, le plus ennemi de toute sujétion. Cette passion d'indépendance individuelle, cette personnalité du sauvage est un de ses plus énergiques sentiments, au moins dans les bonnes races; elle le rend capable d'actions héroïques; elle l'arme d'une patience invincible au sein des tourments. Il n'est pas de torture qu'un prisonnier sauvage ne supporte, plutôt que de s'avouer vaincu ; et ce n'est pas seulement un courage passif que cette vertu lui inspire, elle lui donne quelquefois autant de valeur que de résolution. La guerre d'indépendance que les Araucans soutinrent contre les Espagnols, dit l'historien Molina, est comparable à tout ce qu'offrent de plus admirable, dans ce genre, les histoires anciennes et modernes de l'Europe. Lorsque les Américains, dit Robertson, virent que les Espagnols les traitaient en esclaves, un grand nombre d'entre eux moururent de douleur ou se tuèrent de désespoir (*). »

La suite de nos recherches va nous apprendre comment ce sentiment se modifie dans les âges subséquents de la société, et en général comment se développent les germes de liberté que nous venons d'apercevoir dans la vie sauvage.

(') Hist, d'Amér., liv. 4.

CHAPITRE III.

LIBERTÉ COMPATIBLE AVEC LE DEGRÉ DE CULTURE DES PEUPLES
NOMADES (').

Dans le précédent chapitre, nous avons vu Rousseau faire de la liberté un attribut distinctif des peuples sauvages : dans celui-ci, nous allons voir d'autres écrivains la considérer, à leur tour, comme un apanage des peuples nomades. « Ces peuples, dit Montesquieu, jouissent d'une grande liberté; car, comme ils ne cultivent point la terre, ils n'y sont point attachés : ils sont errants, vagabonds; et si un chef leur voulait ôter la liberté, ils l'iraient d'abord chercher chez un autre, ou se retireraient dans les bois pour y vivre avec leur famille (*). »

Voilà donc que les peuples nomades sont libres, suivant Montesquieu, parce qu'ils peuvent se retirer dans les bois; comme les peuples sauvages sont libres, suivant Rousseau, parceque, si on les chasse d'un arbre, ils peuvent se réfugier au pied d'un autre. Il y a, comme on voit, beaucoup d'analogie dans les idées que ces deux grands écrivains paraissent se faire ici de la liberté.

A la vérité, ce que Montesquieu dit en cet endroit ne l'empêche pas de reconnaître, quelques pages plus loin, que les

(') Quoiqu'on se serve de ce mot pour désigner indistinctement tous les peuples sans établissement fixe, il s'applique particulièrement aux peuples pasteurs, comme son étymologie l'indique, et c'est dans cette acception restreinte qu'il est pris ici,

(2) Esp. des lois, liv. 18, ch. 14.

peuples nomades de la grande Tartarie sont dans l'esclavage politique ('). Mais aussi déclare-t-il les Tartares le peuple le plus singulier de la terre (ce sont ses expressions), « Ces gens fà, dit-il, n'ont point de villes; il n'ont point de forêts, ils ont peu de marais; leurs rivières sont presque toujours glacées; ils habitent une plaine immense, ils ont des paturages et des troupeaux, et par conséquent des biens, et ils n'ont aucune espèce de retraite (*). » Or, l'important, pour être libre c'est de savoir où se réfugier, où fuir; c'est à pouvoir fuir que la liberté consiste; et la règle générale, c'est qu'on est d'autant plus libre qu'on peut se sauver plus aisément, qu'on est moins chargé de biens, qu'on ne tient point à la terre, qu'on ne la cultive point, qu'on n'a ni feu ni lieu, qu'on vit de pillage et de vol au sein d'une vie errrante et vagabonde.

Ces préjugés étaient ceux du temps où Montesquieu a écrit; et si un esprit aussi éminent n'a pas su s'en défendre, on sent qu'il ne faut pas demander des idées plus justes à des écrivains d'un ordre moins élevé, J'ai cité Raynal à côté de l'auteur d'Émile : je peux faire parler Mably après l'auteur de l'Esprit des lois, « On jugera sans peine, dit Mably, parlant des Francs, tandis qu'il erraient encore à la suite de leurs troupeaux dans les forêts de la Germanie, on jugera sans peine qu'ils devaient être souverainement libres. » Et veut-on savoir pour qu'elle raison on en pourra porter ce jugement, d'après Mably? c'est qu'ils étaient un peuple fier, brutal, sans patrie, sans lois, ne vivant que de rapine (3).

Assurément, voilà de singulières manières d'entendre la

() Esp. des lois, liv. 18, ch. 19.

(2) Ibid.

(3) Observ, sur l'hist, de France, t. I, p. 158; in-12, 1782.

liberté. Un peuple est libre parce qu'il ne sait pas cultiver la terre, qu'il ne produit rien, qu'il ne possède rien, que rien ne l'empêche de fuir, qu'il ne vit que de pillage; parce qu'il est à la fois ignorant, brutal, intempérant, emporté, voleur. N'est-il pas étrange de voir des hommes comme Montesquieu, et même comme Mably, faire de la liberté l'apanage de mœurs pareilles ?

Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit précédemment de cette triste faculté de fuir, qui est le partage commun de tous les peuples errants et misérables, et dans laquelle on a voulu placer la liberté. La liberté ne consiste pas à pouvoir fuir quand on voudrait rester; mais à pouvoir rester ou partir, suivant qu'on le désire. Le nomade qu'on oblige de lever sa tente et d'abandonner ses pâturages, n'est pas plus libre que le sauvage qu'on expulse de sa cabane et de ses terres à gibier. Montesquieu l'a si bien senti, qu'il trouve les Tartares, tout misérables qu'ils sont, trop riches encore pour être libres; et il présente le peu de ressources qu'ils possèdent comme une des causes de leur assujétissement. Il ne voit pas que, ne possédassent-ils rien, on leur ferait encore violence en les forçant à fuir contre leur juste volonté, et que, par conséquent, il ne suffit, en aucun cas, de pouvoir fuir pour être libre. La servitude, d'ailleurs, n'est pas de ces maux auxquels on peut se dérober en fuyant; elle est étroitement liée à la faiblesse, à l'ignorance, aux vices, aux injustices des hommes; et un peuple grossier et vicieux aurait beau changer de place, il la retrouverait partout où il irait s'établir.

Je dois remarquer, à ce sujet, combien est outré ce que dit Montesquieu de l'influence qu'exercent sur la liberté le climat, le sol et d'autres circonstances extérieures. Autant j'aime qu'il parle de la longue chevelure des rois francs, à

propos de la nature du terrain (1), que de le voir expliquer la servitude de l'Asie par la neige qui manque à ses montagnes (2), ou la liberté des anciens Athéniens par la stérilité du sol de l'Attique (3).

peut y avoir sûrement dans la constitution physique du pays qu'habitent les Tartares des obstacles assez forts à l'exercice des arts sur lesquels se fonde l'existence des peuples civilisés. Il est possible que le sol s'y refuse d'une manière plus ou moins absolue aux travaux de l'agriculture; que la fabrication, l'industrie des transports ou telle autre, ne pussent que difficilement y faire des progrès; que les sciences qui se rapportent à l'exercice de ces arts y soient, par cela même, impossibles; que la grossièreté et la violence des mœurs y répondent à la barbarie forcée des esprits. Il est possible, en un mot, que la nature du pays s'oppose plus ou moins à tous ces développements qui permettent à un peuple de disposer avec facilité et avec étendue de ses forces, et qui constituent proprement la liberté.

Cependant, avouons que les Tartares ne sont pas esclaves, comme le dit Montesquieu, parce qu'ils n'ont point de villes, point de forêts, peu de marais; et qu'il n'est ville, forêts ni marais, qui pussent faire un peuple libre d'un peuple inculte comme les Tartares.

Avouons aussi que les peuples pasteurs ne sont pas libres parce qu'ils sont errants et vagabonds: lorsque la faim, le froid, les maladies et la guerre, plus meurtrière encore, vinrent assaillir dans leur migration les Calmoucks partis

(1) Esp. des lois, liv. 18 : Des lois dans les rapports qu'elles ont avec la nature du terrain. Chap. 18 du même livre: De la longue

chevelure des rois francs.

(2) Liv. 17, ch. 6. (3) Liv. 18, ch. 1.

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