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rigueur (1). Le sauvage ne sait, en général, tirer de la terre que ce qu'elle produit spontanément, et telle est quelquefois sa stupidité que, pour cueillir le fruit qui le nourrit, il coupe au pied l'arbre qui le lui donne (*). Il reste exposé aux plus cruelles privations sur des terrains que féconderait la culture la plus imparfaite, et il s'y nourrit des mets les plus dégoûtants, il y souffre des famines hideuses quant la moindre industrie pourrait l'y mettre à l'abri du besoin (3). Il perd, faute de propreté, l'avantage d'occuper des régions étendues et naturellement saines, et quelquefois des hordes entières sont 'emportées par des épidémies que la moindre prudence aurait pu prévenir (*). Il ne reçoit enfin presqu'aucune aide de son intelligence; elle le laisse à la merci de tous les éléments et sous le joug d'une multitude de nécessités dont se jouerait parmi nous l'industrie la plus vulgaire.

Rousseau trouve que la liberté ne souffre pas, tant qu'on ne dépend ainsi que des choses ("). C'est se méprendre étrangement. Les choses, dans bien des cas, n'agissent pas sur nous avec moins de violence que les hommes, et il n'est pas plus doux de dépendre d'elles que d'être sous le joug des plus formidables tyrans. Non-seulement cela n'est pas plus doux, mais cela n'est pas plus noble. Nous dépendons des choses au même titre que des hommes. Nous leur appartenons, comme aux despotes, par notre ignorance, notre incurie, notre lâcheté. Il est tel cas où un homme peut n'avoir

(*) Second voyage, t. II, p. 157.

(2) Lettres édif., citées par Montesquieu.

(3) V. notamment ce que Péron et d'autres voyageurs racontent de la manière dont se nourrissent quelquefois les peuples de la NouvelleHollande.

(*) V. Malthus et les voyageurs qu'il cite, Essai sur le principe de la population, liv. I, ch. 4.

(*) Emile, liv. 2.

pas à rougir de son indigence; mais pour un peuple, en général, être pauvre est aussi honteux qu'être esclave, et je sais tel pays qui n'est pas moins flétri par sa misère que par le peu de sûreté dont on y jouit. Un peuple n'est gueux, partout où la nature ne lui est pas trop contraire, que parce qu'il manque d'activité et de courage; il n'est dans la servitude ou l'anarchie, que parce qu'il manque de justice et d'équité. Tout cela provient des mêmes causes générales, c'est-à-dire du défaut de culture. Mais revenons à notre sujet.

Je disais donc que, dans l'état sauvage, l'homme ne sait encore tirer presqu'aucun parti de son intelligence et de ses forces. Ajoutons qu'il n'est pas beaucoup plus habile à diriger ses sentiments: il n'a point encore appris à mettre de la mesure dans ses actions à l'égard de lui-même et envers ses semblables; et il y a dans son mode d'existence autant d'obstacles à la formation de ses mœurs qu'au développement de ses idées.

Comme la manière dont il pourvoit à ses besoins l'expose fréquemment aux horreurs de la faim, il est naturel qu'il mange avec voracité lorsque l'occasion s'en présente, et l'in-tempérance est une suite presque inévitable de sa situation ('). D'un autre côté, comme il faut aux peuples chasseurs d'immences terrains pour se nourrir, il est très difficile, quelque peu nombreux qu'ils soient, qu'ils ne se disputent pas l'espace; et la guerre, avec toutes les passions qu'elle allume et qu'elle alimente, est encore, pour ainsi dire, une conséquence obligée de leur état ( 2). L'intempérance et le penchant

(') Robertson, Hist. d'Amèr., liv. 4.

(2) En Amérique, dit Robertson (ibid.), de petites sociétés de sauvages chasseurs de deux ou trois cents personnes occupent souvent des pays plus considerables que certains royaumes d'Europe, et quoique

à l'hostilité sont donc deux vices inséparables de la manière de vivre du sauvage; et certes, il suffit bien de ces deux vices pour prévenir chez lui le développement des bonnes habitudes personnelles et de toute bonne morale de relation.

Le sauvage, considéré dans la portion de sa conduite qui n'a de rapport qu'à lui-même, semble presque entièrement destitué de moralité. L'homme moral sait résister aux séductions du moment; il sait se priver d'un plaisir dans la prévoyance du mal qui peut en être la suite. Le sauvage paraît tout-à-fait incapable de ce calcul; il cède sans résistance à l'impulsion de ses appétits; et telle est encore l'imperfection de ses mœurs, qu'il ne rougit pas même de son immoralité; il se livre à ses vices avec candeur et confiance, sans paraître soupçonner qu'il y ait dans cette conduite rien de funeste et de honteux.

Il me serait aisé de trouver dans les relations des meilleurs voyageurs de quoi confirmer ces remarques générales. On peut voir les détails qu'elles renferment sur les habitudes personnelles de l'homme encore inculte; sur sa voracité, son ivrognerie, son incontinence, son oisiveté, son apathie, son excessive imprévoyance; et l'on jugera aisément combien ses mœurs sont éloignées de ce caractère d'innocence et de pureté dont on a voulu faire l'apanage des peuples barbares, et qui n'appartient véritablement qu'à la meilleure portion des sociétés très cultivées (1).

très éloignées les unes des autres, ces petites nations sont dans des guerres et des rivalités perpétuelles.

(') Voici quelques traits des mœurs privées de l'homme au premier âge de la civilisation. — VORACITÉ. Lorsque les naturels de la NouvelleHollande ont tué un phoque, dit Péron, « des cris de joie s'élèvent de toutes parts; on ne pense plus qu'à la curée; les féroces vainqueurs se groupent autour de leur victime; on la déchire de tous les côtés à

La morale de relation de l'homme sauvage ne vaut pas mieux que sa morale personnelle. Il ne parait conduit dans ses rapports avec les autres que par des passions, comme il ne l'est envers lui-même que par des appétits; et il cède à ses affections comme à ses appétits, remarque Fergusson, sans

la fois; chacun mange, dort, se réveille, mange et dort encore. L'abondance avait réuni les tribus les plus ennemies entre elles, les haines paraissaient éteintes; mais dès que les derniers lambeaux corrompus de leur proie ont été dévorés, les ressentiments se réveillent et des combats meurtriers terminent ordinairement ces dégoûtantes orgies, Il y a quelques années que, dans les environs du port Jackson, une double scène de cette nature eut lieu entre les naturels du comté de Cumberland, à l'occasion d'une baleine énorme qui y avait échoué, et sur les ossements de laquelle ils s'entr'égorgèrent. » (Voy. de découv. aux terres australes, t. II, p. 50.)

IVROGNERIE. «La police, dans la capitale de Mexico, dit M. de Humboldt, fait circuler des tombereaux pour recueillir les ivrognes que l'on trouve dans les rues; ces Indiens, que l'on traite comme des corps morts, sont menés au corps de garde principal; on leur met le lendemain un anneau de fer au pied, et on les fait travailler pendant trois jours à nettoyer les rues. En les relâchant le quatrième jour, on est sûr d'en saisir plusieurs dans la même semaine. » M. de Humboldt ajoute que les Indiens montrent le même penchant à l'ivrognerie dans les pays chauds et voisins des côtes, et il trouve que leur grossièreté se rapproche, pour ainsi dire, de celle des animaux. (Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, t. I, p. 393.)

INCONTINENCE. Le sauvage a peu de penchant à la volupté. C'est l'effet des rigueurs de sa condition, de la faim qu'il endure, des fatigues énervantes qu'il supporte. Les naturels de la terre de Diemen, dit Péron, ne comprenaient aucun des signes par lesquels nous manifestons nos sentiments affectueux. Les baisers, les caresses, l'action d'embrasser leur paraissaient des choses inintelligibles et tout-à-fait surprenantes. On a fait des remarques analogues sur la froideur des indigènes de l'Amérique et d'un grand nombre de peuples sauvages. Mais le sauvage est froid sans être continent; et partout où une condition moins dure le rend plus propre aux plaisirs de l'amour, la licence de ses mœurs est excessive. Les indigènes de l'Amérique, suivant Robertson, n'attachent aucun prix à la chasteté des femmes. John Heckwelder dit qu'elles sont peu, fécondes, et avoue que cela tient à la vie dissolue qu'elles mènent depuis qu'elles font usage des liquems fortes. (Hist., mœurs et coutumes des six nations, etc., p. 334.)

songer le moins du monde aux conséquences de ses actes (•).

Sa conduite, observée dans les rapports de père, d'époux, d'enfant, est remplie d'actions brutales et cruelles. Abandonner l'enfant qu'on ne peut plus nourrir, le vieux parent qui ne peut plus marcher, et non-seulement les abandonner, mais les détruire, sont, d'après les récits des voyageurs, des actes ordinaires à cette époque de la vie sociale (*). Les femmes surtout y sont maltraitées. Le mot de servitude est trop doux pour rendre l'état auquel elles sont réduites elles font à la fois l'office de servantes et de bêtes de somme. Péron, parlant de celles de la NouvelleGalle du sud, dit qu'on remarque en elles je ne sais quoi d'in

OISIVETÉ. C'est de tous les vices de l'homme inculte celui qu'il a le plus de peine à vaincre. Il y tient à la fois par inclination et par préjugé. Notre vie active lui paraît basse et servile. (Francklin, OEuvres mor.) Il n'y a, suivant lui, de dignité que dans le repos. Aussi, lorsqu'il n'est pas engagé dans quelque entreprise de guerre ou de chasse, passe-t-il son temps dans une inaction absolue, n'enviant d'autre bien que de ne rien faire, et restant des jours entiers couché dans son hamac ou assis à terre dans une stupide immobilité, sans changer de position, sans lever les yeux de dessus la terre, sans articuler une parole. (Bouguer, Voyage au Pérou, p. 102.)

IMPRÉVOYANCE. La famine a beau châtier la paresse du sauvage et l'avertir de la nécessité du travail, elle ne le rend ni plus actif ni plus industrieux. Il subit, sans fruit pour ses mœurs, toutes les conséquences de ses vices, et la centième expérience est aussi perdue pour lui que la première. Le sauvage, dit Robertson, ne songe à batir une hutte que lorsqu'il y est contraint par la rigueur du froid, et si le temps s'adoucit tandis qu'il a la main à l'œuvre, il laisse sa tâche imparfaite, sans songer que la froidure puisse jamais revenir. Lorsque le Caraïbe a dormi, il donnerait son hamac pour une bagatelle; le soir il sacrifierait tout pour le recouvrer, et le lendemain il le donnerait encore pour rien, sans penser à ses regrets de la veille. (Hist. d'Amér., liv. 4.) Je pourrais, sur tout cela, multiplier à l'infini les citations et les exemplest

()« They acted from affection, as they acted from appetité, without regard to its consequences. » (Essai on the civ. soc., p. 130, Basil.} (2) V. Péron et les voyageurs qu'il cite, t. I, p. 468 de sa relation.

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