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dégénérer l'homme physique, c'est la vue de ces individus faibles et chétifs, qui se trouvent toujours en plus ou moins grand nombre dans les pays riches et très peuplés. Mais l'existence de ces individus est peut-être ce qui montre le mieux à quel point la civilisation est favorable à l'homme physique. Tous ces êtres en effet sont autant de forces que la civilisation conserve, et qui, dans l'état sauvage, seraient voués à une inévitable destruction. Il n'y a dans cet état rigoureux que les individus nés avec une complexion très forte qui puissent se promettre de vivre. Tout le reste est condamné d'avance à périr.

Un Spartiate dirait peut-être que c'est un des mauvais, effets de la civilisation de conserver ainsi des corps grêles, des avortons, des guenilles...

Guenille si l'on veut; ma guenille m'est chère,

répondrait-on avec Chrysale. Il n'est pas du tout essentiel d'être taillé en Hercule pour trouver la vie douce et se féliciter d'en jouir :

Mécénas fut un galant homme.

Il a dit quelque part : qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot; pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez; je suis plus que content.

D'ailleurs, il n'est ni impossible, ni rare que des épaules faibles portent une forte tête, ou qu'une âme énergique loge dans un corps fluet. Or les têtes fortes et les âmes énergiques ont bien aussi leur puissance peut-être. Il y a dans la tête de Newton ou de Blaise Pascal mille fois plus de pouvoir que dans les bras d'Alcide. Permis à des sauvages de ne tenir compte que de la vigueur des reins ou de l'énergie du

jarret : les hommes cultivés savent que l'homme vaut surtout par le sentiment et l'intelligence (').

Enfin la question ici n'est pas de savoir si la civilisation a tort ou raison de conserver les êtres faiblement constitués, mais bien si elle est ou n'est pas favorable à la vigueur physique. Or cela se montre avec évidence, non-seulement dans ce qu'elle ajoute à la force des hommes naturellement robustes, mais surtout dans ce qu'elle donne de vie et de santé à des corps naturellement débiles; non-seulement dans ces millions d'êtres vigoureux qu'elle fait croître, mais surtout dans cette multitude de frêles existences qu'elle conserve: c'est dans ce qui la fait accuser d'être une cause de dépérissement et de mort que je la trouve particulièrement vivifiante.

Si une vérité si simple, et pourtant si longtemps méconnue, avait besoin de nouvelles preuves, on en trouverait de frappantes dans les curieuses recherches de M. Villermé sur la population de Paris. Ce judicieux observateur nous a appris qu'à l'époque où nous vivons, la mortalité générale annuelle dans Paris n'est que d'un habitant sur trente-deux,

(1) On a fait la remarque, observe un écrivain anglais, que la plupart des artistes, des poètes, des philosophes qui ont le plus honoré l'humanité étaient d'une faible complexion. Pope fut forcé par sa constitution débile de vivre constamment au foyer domestique; Pascal, Fontenelle, Samuel Johnson et beaucoup d'autres hommes d'un esprit éminent ont passé leur vie dans un état habituel de souffrance. WalterScott, lord Byron, autres exemples d'une haute intelligence dans un corps chétif. On serait tenté de croire que la faiblesse physique est généralement compensée par un plus grand développement des facultés intellectuelles, et par l'habitude, en quelque sorte indispensable, de la méditation. Nous sommes convaincus que cette persévérance dans l'étude qui a distingué James Watt, pendant la durée de sa longue et pénible carrière, doit être attribuée, en grande partie, à la faiblesse de son tempérament. (Rev. bril., t. II, p. 217. Notice sur James Watt.)

tandis qu'au dix-septième siècle elle était d'un sur vingtcinq ou vingt-six, et au quatorzième, d'après les données fournies par un manuscrit de cette époque, d'un sur seize ou dix-sept. On peut juger par ce seul fait à quel point les progrès de la civilisation tendent à accroître la durée moyenne de la vie, et à quel point par conséquent elle est favorable à la conservation des forces physiques (1).

Rousseau s'est donc grandement abusé quand il a voulu établir que les hommes sont d'autant plus vigoureux qu'ils sont plus incultes. C'est justement le contraire qui est la

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(') Le mémoire de M. Villermé a été lu à l'Académie des sciences le 29 novembre 1824. On en peut voir des extraits dans la 64o liv., p. 169, de la Rev. encyc. Voici encore quelques-unes des observations qu'il renferme et qui toutes viennent à l'appui de la proposition principale, que la civilisation accroît la durée moyenne de la vie. — Autrefois le nombre des morts l'emportait sur celui des naissances, aujourd'hui celui des naissances l'emporte de beaucoup sur celui des morts. — II meurt beaucoup plus de monde parmi les pauvres que parmi les riches: la proportion est du tiers à la moitié, c'est-à-dire que sur un nombre de pauvres qui n'est que d'un tiers plus grand, la quantité des morts est double. Il nait beaucoup plus d'enfants parmi les pauvres que parmi les riches, et il s'en conserve beaucoup plus parmi les riches que parmi les pauvres. Toutes les fois que le peuple vient à souffrir, quelles qu'en soient les causes, le nombre des morts augmente, celui des naissances diminue, et la durée moyenne de la vie devient plus Toutes les fois, au contraire, que le peuple est heureux, le nombre des décès diminue, celui des naissances augmente, et la durée moyenne de la vie s'accroît.-La durée plus longue de la vie moyenne, au temps où nous sommes, tient aux progrès de la civilisation, à l'aisance devenue plus générale, à un air plus salubre, à une meilleure éducation physique des enfants, à une meilleure tenue des hôpitaux, à une administration publique plus éclairée, etc., etc.

courte.

M. Finlaison, archiviste de la dette publique anglaise, a consigné, dans un ouvrage de statistique, ce fait important que la durée de la vie a été tellement prolongée en Angleterre, dans le cours du dernier siècle, que le terme moyen à cet égard est aujourd'hui au terme moyen il y a cent ans comme quatre est à trois. V. la Rev. brit., t. Il de la première série, p. 372.

vérité. Pourquoi d'ailleurs, en mettant aux prises un homme civilisé avec un sauvage, veut-il dépouiller le premier de ce qui fait son principal attribut; des forces artificielles qu'il a su ajouter aux siennes; des armes, des outils qu'il s'est appropriés et qui sont devenus pour lui comme autant de nouveaux sens? Nu et désarmé, sa supériorité est déjà évidente; mais elle sera immense si à ses forces naturelles vous ajoutez celles qu'il a su se procurer par son art.

La véritable puissance de l'homme civil est dans son intelligence. C'est à elle qu'il doit d'abord sa plus grande vigueur de corps; car il n'est plus robuste que parce qu'il sait mieux entretenir sa santé, parce qu'il pourvoit mieux à tous ses besoins physiques. Mais cette plus grande force corporelle dont il lui est redevable n'est rien en comparaison de celle qu'elle lui procure d'ailleurs. Elle plie à son usage toutes les puissances de la nature; elle ajoute aux forces qui lui sont propres celles des animaux, celles des métaux, celles de l'eau, du feu, du vent; elle élève son pouvoir de un à mille, à cent mille; elle l'étend d'une manière presque indéfinie.

L'homme cultivé, déjà plus libre que le sauvage dans l'usage de ses membres, est donc infiniment plus libre que lui dans l'exercice de son entendement. Sous ce nouveau rapport, il n'y a vraiment entre eux aucune comparaison possible. Le parti que l'homme civilisé tire de ses facultés est immense : l'usage qu'en fait l'homme sauvage n'est rien; son intelligence commence à peine à luire; et l'on peut juger. par ce que nous avons mis de temps à dissiper un peu l'épais brouillard qui enveloppait la nôtre, de ce qu'il devra s'écouler de siècles avant que la sienne brille de quelque éclat.

Non-seulement l'intelligence du sauvage n'est pas déve

loppée, mais il y a dans sa manière de vivre des obstacles presque insurmontables à ce qu'elle fasse aucun progrès sensible. Le sauvage, chasseur et guerrier par état, épuise toute son activité dans les exercices violents auxquels sa condi- ́ tion le condamne; et quand il revient de la chasse ou de la guerre, il ne sent plus que le besoin de réparer ses forces par la nourriture et le sommeil. Il n'y a de place dans sa vie que pour l'action physique; il n'y en a point pour le travail de l'esprit. Pour qu'il devînt capable de réflexion, il faudrait que son existence ne se partageât pas entre une activité désordonnée et un repos presque léthargique; il faudrait qu'il pourvût à sa subsistance par des moyens qui requissent moins de force et plus de calcul, c'est-à-dire qu'il faudrait qu'il changeât de manière de vivre; mais tant qu'il reste chasseur et guerrier, il paraît impossible que son intelligence se forme, et l'on n'a pas vu de peuple, dans cet état, dont les idées ne fussent excessivement bornées.

Telle est l'ignorance du sauvage, qu'il est incapable de pourvoir aux plus simples besoins de la vie. On sait dans quel état ont été récemment trouvés les naturels de la terre de Diémen et de la Nouvelle-Hollande. Ils étaient, dit Péron, sans arts d'aucune espèce, sans aucune idée de l'agriculture, de l'usage des métaux, de l'asservissement des animaux; sans habitations fixes, sans autres retraites que d'obscurs souterrains ou de misérables abat-vents d'écorce, sans autres armes que la sagaie et le casse-tête, toujours errants au sein des forêts ou sur le rivage de la mer ('). Cook trouva les habitants de la Terre-de-Feu mourant de froid et de faim, couverts d'ordure et de vermine, et placés sous le climat le plus rude sans avoir su découvrir aucun moyen d'en adoucir la

() Voyages de découv. aux terres australes, t. I, p. 463 et suiv.

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