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soutenir que l'homme encore sauvage est plus libre que l'homme civilisé? L'emporte-t-il par la force du corps, par les facultés de l'esprit, par les habitudes privées et sociales? Comparons-les un peu sous ces divers points de vue.

On a longtemps présenté la vie sauvage comme la source de la vigueur physique. « Le corps de l'homme sauvage, dit Rousseau, étant le seul instrument qu'il connaisse, il l'emploie à divers usages dont, par le défaut d'exercice, les nôtres sont incapables; et c'est notre industrie qui nous ôte la force et l'agilité que la nécessité l'oblige d'acquérir. S'il avait une hache, son poignet romprait-il de si fortes branches? S'il avait une fronde, lancerait-il de la main une pierre avec tant de raideur? S'il avait une échelle, grimperait-il si légèrement sur un arbre? S'il avait un cheval, serait-il si vite à la course? Laissez à l'homme civilisé le temps de rassembler toutes ses machines autour de lui, on ne peut douter qu'il ne surmonte facilement l'homme sauvage; mais si vous voulez voir un combat plus inégal encore, mettez-les nus et désarmés vis-à-vis l'un de l'autre, et vous reconnaîtrez bientôt quel est l'avantage d'avoir sans cesse ses forces à sa disposition, d'être toujours prêt à tout évènement, et de se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi (1). »

Voilà des idées admirablement exprimées sans doute; mais ont-elles autant de justesse que d'éclat? Je ne nierai point que la vie sauvage ne paraisse propre, sous quelques rapports, à développer les forces physiques. Le sauvage est appelé par son état à un très grand exercice, et l'exercice est père de la vigueur. Mais si un exercice modéré fortifie, un exercice trop violent énerve; et le sauvage excède ordinairement son

(1) Discours sur l'origine de l'inégalité.

corps plutôt qu'il ne l'exerce. Ajoutez que, si souvent it agit trop, plus souvent encore il se nourrit mal, et qu'il s'exténue doublement par la fatigue et par le jeûne.

« Le sauvage, dit Péron, entraîné par le besoin impérieux de se procurer des aliments, se livre, pendant plusieurs jours, à des courses longues et pénibles, ne prenant de repos que dans les instants où son corps tombe de fatigue et d'épuisement. Vient-il à trouver une pâture abondante? alors, étranger à tout mouvement autre que ceux qui lui sont indispensables pour assouvir sa voracité, il n'abandonne plus sa proie, il reste auprès d'elle jusqu'à ce que de nouveaux besoins le rappellent à de nouvelles courses, à de nouvelles fatigues, non moins excessives que les précédentes. Or, quoi de plus contraire au développement régulier, à l'entretien harmonique des forces, que ces alternatives de fatigue outrée, de repos automatique, de privations accablantes, d'excès et d'orgie faméliques (*)? »

Joignez à cela ce que les relations des voyageurs rapportent de la saleté des peuples sauvages, de l'insalubrité de leurs aliments, de la puanteur de leurs habitations, de la manière dont ils s'y entassent quelquefois, des maladies, des infirmités auxquelles l'ensemble de ce détestable régime les expose, et vous reconnaîtrez que leur corps est presque toujours soumis à l'action d'un concours plus ou moins nombreux de causes essentiellement énervantes (2).

Il paraît donc fort incertain que, dans le combat proposé par Rousseau, l'homme sauvage eût, en général, sur l'homme cultivé autant d'avantage qu'il le suppose. Sans doute, si l'on

(*) Voyage de découvertes aux terres australes, t. I, p. 464. () V. ce que dit là-dessus, d'après les relations des meilleurs voyageurs, l'auteur de l'Essai sur le principe de la populat., t. I, ch. 3 et 4.

affectait de mettre aux prises avec l'artisan le plus chétif de nos cités, un sauvage choisi chez l'un des peuples de l'Amérique ou des îles de la mer du Sud qui sont les plus remarquables par la taille, les proportions et la force du corps, il est fort probable que le citadin ne sortirait pas vainqueur de la lutte. Mais pour juger quelle est de la vie civile ou sauvage la plus favorable au développement de la vigueur physique, il ne faut pas faire combattre un colosse avec un pygmée, un montagnard suisse ou écossais avec un Eskimau, un guerrier Cafre ou Carive avec le citoyen le moins robuste de Londres ou de Paris; il ne faut pas non plus faire combattre un homme de cabinet avec un homme de guerre, un homme qui n'aura jamais fait travailler que sa tête avec un homme qui se sera exercé, depuis l'enfance, à la lutte et au pugilat : il faut mettre en présence deux hommes égaux sous le rapport de la race, deux hommes qui se livrent habituellement aux mêmes exercices, et entre lesquels il n'y ait de différence que celle qu'y a pu mettre la manière de vivre et la civilisation. Or, si la lutte s'établit entre deux hommes choisis de la sorte, on peut poser hardiment en fait que l'homme sauvage sera constamment battu par l'homme civilisé.

On trouve, dans la relation du voyage de découvertes aux terres australes des preuves péremptoires de ce que j'avance. Péron à voulu juger sur les lieux ce grand procès de la supériorité de la nature brute sur la nature cultivée. Il a comparé les forces respectives des Européens et des naturels de la Nouvelle-Hollande. Il a vu lutter, corps à corps, et à plusieurs reprises, des matelots de l'expédition avec des sauvages ceux-ci ont toujours été culbutés. Il a éprouvé leurs forces respectives avec le dynamomètre, et les sauvages ont encore été vaincus. Péron, bien loin de trouver dans les faits la preuve de cette plus grande force musculaire qu'on

a voulu attribuer aux peuples incultes, a été conduit par l'observation à penser que les hommes sont, en général, d'autant plus faibles qu'ils sont moins civilisés. Il a trouvé que les naturels de la Nouvelle-Hollande, un peu moins bruts et moins misérable que ceux de la terre de Diémen, étaient un peu plus vigoureux; que ceux de Timor étaient plus forts que ceux de la Nouvelle-Hollande, et les Européens beaucoup plus forts que les habitants à demi-civilisés de Timor. Il a remarqué que la vigueur physique, dans cette échelle de la civilisation, suivait la progression suivante : 50, 51, 58, 69 (1); c'est-à-dire que les sauvages de la terre de Diémen n'avaient pu, terme moyen, faire marcher l'éguille de pression du dynamomètre que jusqu'à 50 degrés, ceux de la Nouvelle-Hollande à 51, et ceux de Timor à 58; tandis que les Français, malgré l'affaiblissement résultant pour eux des fatigues d'une navigation très longue et très pénible, l'avaient fait avancer jusqu'à 69 (2).

Il y a peut-être à reprocher à Péron de n'avoir pas assez tenu compte dans ces expériences de la différence des races. Il serait possible en effet que l'infériorité des indigènes de la Nouvelle-Hollande vînt en partie de leur mauvaise conformation naturelle, et qu'elle ne résultât pas uniquement du peu de progrès qu'ils ont fait. C'est ce que j'ignore. Mais, fallût-il accorder quelque chose à la différence des races, la

(") Je néglige les fractions.

(*) Dans ces épreuves, les Anglais établis au port Jackson firent avancer l'aiguille du dynamomètre jusqu'à 71 degrés. Mais Péron observe que cette différence à l'avantage des Anglais pouvait tenir à celle de l'état de santé où se trouvaient les individus des deux nations, dont les uns, établis dans leurs foyers et parfaitement dispos, jouissaient de la plénitude de leurs forces, tandis que les autres descendaient à peine de leurs vaisseaux, à la suite d'une navigation très longue et qui avait été excessivement fatigante.

conséquence générale tirée par Péron de ses expériences n'en resterait pas moins certaine. Elle serait modifiée, mais non pas détruite; et il serait toujours vrai de dire que la civilisation est favorable au développement et à l'extension des forces physiques ('). La civilisation ne fait pas sans doute que les hommes civilisés soient supérieurs aux hommes incultes dans de certains exercices que leur position leur permet de négliger, et auxquels les sauvages sont, par leur position même, obligés de se livrer habituellement; mais elle fait, et c'est là tout ce que je prétends ici, qu'ils sont, en général, mieux portants, plus sains, plus vigoureux, plus robustes. Un historien fort en crédit, M. Dulaure, m'en fournit une preuve curieuse dans son Histoire de Paris,

Cet écrivain, parlant des jeux auxquels se livraient, au quinzième siècle, les habitants de cette bonne ville, raconte que le 1er septembre 1425 il fut planté dans la rue aux Ours, en face la rue Quincampoix, un mât de cocagne qui n'avait pas plus de trente-six pieds de haut, et il ajoute que, dans tout le cours de la journée, il ne se trouva personne qui pût grimper jusqu'au faîte et aller décrocher le prix qu'on y avait suspendu (2). Si le fait est vrai, et l'historien le puise à bonne source, il faut convenir que les Parisiens de nos jours pourraient se moquer un peu de leurs robustes ancêtres. Est-il, en effet, rien de si commun dans nos fêtes publiques que de voir des gens du peuple grimper lestement à la cime de mâts de cocagne, non pas de trente-six pieds, mais de plus de soixante?

Ce qui nous porte à croire que la civilisation tend à faire

(') V., t. I, p. 472 à 475 de son voyage, tout ce qu'il cite de faits et d'autorites à l'appui de cette assertion.

(2) Hist. phys., civ. el mor. de Paris, t. II, p. 661 et 662, 1re édit.

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