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128 INFL. DE LA CULT. SUR LA LIBERTÉ, LIV. IV, CH. I. peut raisonnablement douter que les Anglo-Américains, dont la civilisation politique est, à certains égards, plus avancée que la nôtre, n'aient, sous ces rapports, plus de liberté que nous. Ainsi la France resterait plus libre que des nations moins civilisées qu'elle, malgré les efforts que ces nations pourraient faire pour l'abaisser à leur niveau. Ainsi la capitale, quoique inévitablement soumise à l'influence des départements, a plus de liberté qu'ils n'en possèdent, par cela seul qu'il y a dans son sein plus d'intelligence, d'activité, d'industrie, de savoir, de richesse, de bonnes habitudes, et, en général, d'éléments d'ordre et de force de toute espèce. La liberté n'est peut-être nulle part exactement proportionnée à la civilisation; mais partout où la civilisation est plus avancée, la liberté est plus grande; partout les populations deviennent plus libres à mesure qu'elles sont plus cultivées.

Au surplus, nous allons voir si l'étude des faits confirme ces remarques; et, parcourant l'un après l'autre les principaux états par lesquels a passé la civilisation, depuis les plus informes jusqu'aux plus perfectionnés, nous examinerons quel est le degré de liberté que comporte chacun de ces degrés de culture.

CHAPITRE II.

LIBERTÉ COMPATIBLE AVEC LE DEGRÉ DE Culture des PEUPLES SAUVAGES.

S'il est vrai que la liberté soit en raison de la civilisation, les peuples qu'on appelle sauvages doivent être les moins libres de tous les peuples; car ils sont précisément les moins civilisés. A ce premier âge de la vie sociale, les hommes ne savent faire encore ni un usage étendu, ni un usage bien entendu de leurs forces; ils n'ont encore appris ni à pourvoir amplement à leurs besoins, ni à les satisfaire avec mesure, ni à les contenter sans se faire mutuellement de mal. Ils ne savent pas comment il est possible à de nombreuses populations de subsister simultanément dans un même lieu sans se nuire; et lorsque les productions naturelles d'une contrée ne peuvent plus suffire aux besoins des tribus qui l'habitent, le seul moyen qu'elles conçoivent d'accroître leurs ressources, c'est de s'exterminer les unes les autres, et de réduire par la guerre le nombre des consommateurs. On peut dire que, dans cette enfance de la société, les hommes ne se doutent nullement encore des conditions auxquelles il est possible d'être libre.

Par quel singulier renversement d'idées, des philosophes du dernier siècle ont-ils donc affecté de présenter cet état social comme le plus favorable à la liberté? Plus un peuple était inculte, et plus ils le déclaraient libre. Un Français, un Anglais, un homme civilisé de leur temps était un es

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clave ('); un Romain était un homme libre, à plus forte raison un Germain; à plus forte raison un Tartare, un nomade. Finalement, le plus libre des hommes, à leurs yeux, c'était un sauvage, un Algonquin, un Iroquois, un Huron.

« Quand on sait creuser un canot, battre l'ennemi, construire une cabane, vivre de peu, faire cent lieues dans les forêts, sans autre guide que le vent et le soleil, sans autre provision qu'un arc et des flèches; c'est alors, dit Raynal, qu'on est un homme (2). »

<< Tant que les hommes, dit Rousseau, se contentèrent de leurs cabanes rustiques; tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes; à se parer de plumes et de coquillages; à se peindre le corps de diverses couleurs; à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique; en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature.... (5). »

Ailleurs, le même écrivain ajoute qu'il n'y a pas d'oppression possible parmi les sauvages. « Un homme, dit-il, pourra bien s'emparer des fruits qu'un autre a cueillis, du gibier qu'il a tué, de l'antre qui lui servait d'asyle; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s'en faire obéir?.... Si l'on me chasse d'un arbre, j'en suis quitte pour aller à un autre; si

(*) « Pour vous, peuples modernes, vous n'avez pas d'esclaves, mais vous l'êtes.... » (Rousseau, Contrat social, liv. 3, ch. 15.) (*) Histoire philosophique et politique des Deux-Indes, liv. 15, p. 20.

(*) Discours sur l'origine de l'inégalité.

l'on me tourmente dans un lieu, qui m'empêchera de passer ailleurs (1) ?>

Ainsi, un sauvage est libre, suivant Rousseau, par cela seul qu'il a la faculté, s'il est tracassé dans un lieu, de se réfugier dans un autre. Mais à ce compte, un homme civilisé est-il beaucoup moins libre qu'un sauvage? n'a-t-il pas aussi la faculté de fuir? Si on le tourmente dans un lieu, ne peut-il pas aller dans un autre? Et s'il ne trouve de sûreté nulle part dans la société des hommes, n'aura-t-il pas toujours, comme le sauvage de Rousseau, la faculté de s'enfoncer dans les bois et d'aller vivre avec les bêtes?

On dira sans doute que l'homme civilisé ne saurait prendre une résolution pareille; qu'il tient à la société par trop de liens mais faut-il donc ne tenir à rien pour être libre? La liberté consiste-t-elle dans la nécessité d'etouffer tous ses sentiments, de réprimer toutes ses affections? Est-ce être libre que d'être à tout moment contraint d'abandonner son fruit, son gibier, son asyle? Qu'y aurait-il de pire à être serf? Rousseau nous apprend comment nous pouvons être libres en consentant à ne rien produire, à ne rien posséder. N'ayez des arbres pour abri; ne vous couvrez que que de peaux d'animaux; ne les attachez qu'avec des épines; interdissezvous toute industrie; réduisez-vous à la condition des brutes, et vous serez libres. Libres! de quoi faire? de vivre plus misérables que les bêtes mêmes? de périr de froid ou de faim? Est-ce à cela que vous réduisez la liberté humaine? Étrange manière de nous procurer la liberté, que de commencer par interdire tout perfectionnement à nos forces, tout développement à nos plus belles facultés!

(") Discours sur l'origine de l'inégalité.

Les hommes ne sont pas libres en raison de leur puissance de souffrir, mais en raison de leur pouvoir de se satisfaire. La liberté ne consiste pas à savoir vivre d'abstinence; mais à pouvoir satisfaire ses besoins avec aisance, et à savoir les contenter avec modération. Elle ne consiste pas à pouvoir fuir, comme dit Rousseau, ou a savoir battre l'ennemi, comme dit Raynal; mais à savoir diriger ses forces, de telle sorte qu'il soit possible de vivre paisiblement ensemble; de telle sorte qu'on ne soit pas réduit à se fuir ou à s'entre-tuer. La liberté, finalement, ne consiste pas à se faire bête, de peur de devenir un méchant homme; mais à tâcher de devenir, autant que possible, un homme industrieux, raisonnable et moral.

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Quand on sait creuser un canot, construire une cabane, faire cent lieues dans les forêts, c'est alors qu'on est un homme! Oui, c'est alors qu'on est un homme sauvage; mais pour être réellement un homme, il y faut bien d'autres façons vraiment il faut savoir faire un usage étendu et élevé de ses forces; il faut avoir développé son intelligence; et l'on est d'autant plus libre et d'autant plus homme qu'on sait mieux tirer parti de toutes ses facultés. Cela résulte même des expressions de Raynal; car, si l'on est un homme quand on sait creuser un canot, à plus forte raison quand on sait construire un navire; si, quand on peut édifier une cabane, à plus forte raison quand on sait élever des maisons, des temples, des palais; si enfin, quand on peut faire cent lieues dans les forêts, à plus forte raison quand on peut faire le tour de la terre?

Les détracteurs de la vie civile trouvent donc, comme nous, qu'on est d'autant plus libre qu'on sait mieux user de ses forces. Mais alors sous quel rapport serait-il possible de

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