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être le peuple le moins brave de l'Enrope; car ils sont le plus riche et le plus industrieux. Cependant l'armée anglaise qui fit la première guerre d'Espagne, l'armée qui se présenta sous les murs de Toulouse, l'armée que nous rencontrâmes à Waterloo, cette armée que l'Angleterre tenait si abondamment pourvue de toutes choses était-elle pour cela dépourvue de valeur?

Loin que les arts abâtardissent le courage, dirai-je encore, ils ont pour effet de l'épurer et de l'ennoblir. Il s'y mêle toujours, dans les premiers âges de la société, des vices qui le déshonorent, du penchant à la forfanterie, à la férocité, etc. Peu à peu il rêvet un meilleur caractère : il devient plus humain, plus généreux; il devient surtout plus simple. Dans les temps barbares, le guerrier cherche à épouvanter son ennemi en se donnant un aspect formidable : de là le tatouage des sauvages; de là tous ces accoutrements plus ou moins bizarres destinés à agir sur l'imagination, et à affaiblir son adversaire en l'effrayant (1); de là ces débordements d'injures que s'adressent des guerriers barbares avant d'en venir aux mains. Tout cela tombe à mesure que l'homme se civilise, et le courage gagne en force réelle ce qu'il perd en vaine ostentation. Le caractère qu'il prend alors est celui d'une intrépidité calme, digne, réfléchie, sans éclat bruyant, sans pompe théâtrale. Pour juger des progrès que la civilisation lui fait faire, il suffit de comparer l'attitude, le langage et toute la manière d'être du guerrier sauvage à celle du guerrier civilisé. Peu de choses offrent un plus grand contraste. On en pourrait citer des exemples nombreux et frappants.

Les arts ne nuisent donc pas au courage militaire. Ils ne

(') Les Chinois, dans leur guerre avec l'Angleterre, nous en ont offert récemment de curieux échantillons.

sont pas plus défavorables au courage civil. Si les peuples, à mesure qu'ils se civilisent, paraissent moins enclins à la résistance, ce n'est pas qu'ils soient plus disposés à supporter l'oppression, c'est que l'oppression devient moins insupportable; c'est que, véritablement, les personnes et les fortunes sont beaucoup plus respectées. Loin que la civilisation tende à diminuer le courage civil, il est évident qu'elle doit l'accroître; car, nous donnant plus de lumières et de dignité, elle doit nous rendre plus sensibles à l'injure, plus impatients de toute injuste domination. On n'a jamais dit : 6 tyrannie aimée des peuples civilisés! comme les Grecs disaient: ô tyrannie aimée des barbares! Nos ancêtres, encore incultes, souffraient des choses que leurs descendants, plus cultivés, ne consentiraient pas à souffrir; nous en avons supporté que nos neveux trouveront, j'espère, intolérables. Si, à des époques plus ou moins rapprochées de nous, on a pu commettre, sans nous émouvoir, bien des violences et des iniquités, dont la moindre aurait dû exciter des réclamations énergiques, universelles, ce n'est certes pas que nous fussions trop civilisés; c'est bien, au contraire, que nous manquions de culture; et la preuve, c'est que les mêmes excès du pouvoir ou des factions qui laissaient alors le gros du public indifférent, exciteraient aujourd'hui une sérieuse indignation, et sont devenus heureusement impossibles.

Mais, dit-on, les arts nous ont enrichis et c'est ainsi qu'ils nous ont corrompus. Autre méprise. Il y a sûrement des arts qui nous corrompent en nous enrichissant, et l'on conçoit que les arts divers par lesquels le conquérant, le voleur, l'intrigant, le joueur, se procurent le bien d'autrui peuvent contribuer à les pervertir, alors même qu'ils les enrichissent. Mais comment oser attribuer le même effet aux arts honnêtes, aux arts vraiment producteurs? Comment confondre les gens

qui travaillent aves les gens qui intriguent, et les hommes industrieux avec les chevaliers d'industrie? Si, dans l'ancienne monarchie, les courtisans, selon Montesquieu, puisaient leurs plus grands moyens de succès dans la bassesse, la flatterie, la trahison, la perfidie, l'abandon de leurs engagements, le mépris des devoirs sociaux, le véritable homme d'industrie a trouvé, dans tous les temps, ses meilleures chances de fortune dans l'activité, l'économie, la probité et la pratique des vertus les plus réellement sociales. Les arts, bien loin de nous corrompre en nous enrichissant, contribuent donc à nous rendre meilleurs en même temps qu'ils nous rendent plus riches.

Il s'en faut bien d'ailleurs que la richesse, envisagée en elle-même et abstraction faite des moyens de l'acquérir, soit une cause de dépravation. S'il y a eu, à d'autres époques, beaucoup de corruption dans les cours, c'était moins la faute des grandes fortunes dont on y jouissait que celle de l'espèce particulière d'industrie par laquelle on y devenait riche. Le courtisan, loin d'être rendu plus pervers par ses richesses, leur devait le peu qu'il avait de bon : c'était à l'état où elles le mettaient qu'il était redevable de cette politesse, de cette urbanité, de cette bienséance qui, si elles n'étaient pas des vertus, servaient du moins de masque à ses vices. De tous les moyens de réformer les mœurs, la richesse est peut-être la plus efficace: elle nous assure le bienfait d'une meilleure éducation; elle nous inspire des goûts et nous fait contracter des habitudes d'un ordre plus élevé; elle nous place dans une situation où nous avons un plus grand intérêt à nous bien conduire; elle nous donne un état et une considératian à ménager; elle nous procure du loisir enfin, et tous les moyens d'acquérir des lumières; et, loin que par là elle tende, comme on le dit, à nous corrompre, c'est par là plutôt qu'elle ten

drait à nous réformer. Quelle apparence, en effet, que les lumières, qui nous mettent en état de mieux apercevoir les conséquences des mauvaises actions, soient pour nous un stimulant de plus à mal agir? Sans doute il ne suffit pas pour faire le bien de le connaître : il faut encore que les bonnes habitudes viennent prêter leur appui à la saine instruction; mais n'est-ce pas sur la saine instruction que se peuvent fonder les bonnes habitudes, et n'est-il pas vrai que la science est le commencement de toute sagesse?

Je sais fort bien qu'il se mêle encore de nos jours à l'exercice de la plupart des arts beaucoup de prétentions injustes. Je sais aussi que nous usons à beaucoup d'égards des richesses qu'ils nous procurent d'une manière fort immodérée. Mais faut-il leur faire un crime de ces excès, qu'ils condamnent, que leur intérêt désavoue, qui opposent à leur progrès de si grands obstacles? Est-ce leur faute si nous connaissons si mal encore les lois morales et sociales de leur développement? Est-ce par excès de civilisation que nous sommes toujours si injustes dans nos prétentions et si déréglés dans nos habitudes? Qui pourrait sensément le soutenir?

Ne voulût-on voir sous le mot de civilisation que des idées d'art, de science, de richesse, il serait donc impossible encore de lui faire signifier, par induction, la corruption des mœurs. Encore une fois, ce qui déprave, c'est la manière de s'enrichir, et non pas la richesse: ce sont, si l'on veut, les arts qui la font seulement changer de mains, et non pas les arts qui la produisent. Loin que ces derniers, les seuls que la civilisation avoue, nous conduisent, par la fortune, à la dépravation, il est certain qu'en accroissant la masse des richesses, ils sont une des causes les plus actives de la diffusion des lumières et du perfectionnement des mœurs.

Mais si, de sa nature, la civilisation n'entraîne pas la ruine des mœurs et de la société, comment, dira-t-on, expliquer l'histoire? On n'y voit de nations fortes que les nations peu cultivées. Parvenus au faîte de la civilisation, les empires tombent et s'écroulent. Voyez les États de l'antiquité.

Il n'y a point dans l'histoire ce qu'on prétend y voir : on n'y saurait découvrir de nations qui aient péri par excès de culture. A proprement parler, il ne peut pas y avoir excès dans la culture d'un peuple: il serait absurde de dire qu'un peuple est cultivé avec excès : autant vaudrait dire qu'il possède trop d'instruction, trop de connaissances, trop de moyens d'action; qu'il fait preuve de trop de bon sens et de régularité dans ses mœurs; qu'il met trop de justice, d'équité et de probité dans ses relations sociales.... Mais il est encore plus insensé de prétendre qu'il y avait excès dans la civilisation des peuples antiques, et que c'est pour avoir été trop civilisés qu'ils ont péri. Jugez en effet de l'excès de civilisation où devaient être parvenus des peuples qui avaient fondé leur existence sur la guerre et sur l'esclavage. Il serait curieux de constater dans quel état se trouvaient au vrai les Romains, lorsqu'il furent parvenus, comme on dit, au faîte de leur civilisation, c'està-dire lorsqu'il eurent achevé leurs conquêtes; lorsqu'ils eurent pillé, saccagé, détruit un nombre immense de villes; massacré ou réduit en servitude des millions d'êtres humains; et ce que tout cela avait produit lorsqu'ils devinrent, à leur tour, la proie des barbares (1)? Il y a apparence qu'au lieu d'accuser la civilisation de leur décadence, on ne verrait dans leur chute finale que la dernière conséquence de leurs brigandages et des moyens exécrables par lesquels ils s'étaient élevés. Loin que l'empire romain ait péri d'excès de civi

(1) On le verra, en partie, plus loin, ch. 4 de ce livre.

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