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cela: la Providence a mis des bornes à ce perfectionnement. Pour l'arrêter, il a suffi à celui qui nous a faits de mettre les mœurs de l'homme en contraste avec ses lumières, et d'opposer son cœur à son esprit (1).

Un autre écrivain d'un esprit non moins élevé, M. de Montlosier, écrivait textuellement en 1818 que la première chose que le gouvernement eût à faire, c'était de « marcher bien armě et AVEC DU GROS CANON, s'il était possible, contre tout ce qui s'appelait accroissement des lumières et progrès de la civilisation (2). »

Un grave magistrat posait en fait, quatre ans plus tard, que « les sociétés périssent par l'excès de la civilisation, de même que les corps humains périssent d'excès d'embonpoint; et ce fait, disait-il, il le donnait comme pouvant seul expliquer les inconcevables agitations dont nous étions les témoins (3). »

Un autre écrivait que la France, marchant la première à la tête de la civilisation, courait naturellement le risque d'arriver la première à ce rendez-vous de l'abîme où tous les peuples aboutissent quand ils ont échangé les vertus pour les connaissances, et les mystères pour les découvertes, ou, en d'autres termes, quand ils sont très civilisés (*). Ces paroles étaient traduites dans la plupart des journaux ministériels du continent, et un puissant monarque les trouvait si raisonnables et si belles, qu'il croyait devoir, des extrémités de l'Europe, faire parvenir à Paris des félicitations à l'auteur (*).

(') De l'état de l'Angleterre au commencement de 1822, p. 132. (2) De la monarchie française en 1816, p. 450.

(3) Réquisitoire de M. Bellart dans l'affaire de la Rochelle; Moniteur du 14 juin 1822.

() Réquisitoire de M. de Marchangy dans la même affaire.

(*) Voir, dans les journaux du commencement de décembre 1822, une lettre de l'empereur Alexandre à M. de Marehangy.

La révolution de 1830 n'a pas fait, à cet égard, plus qu'à beaucoup d'autres, de révolution très sensible dans les idées, et rien, à l'heure qu'il est, ne serait moins difficile encore que de découvrir dans les publications contemporaines des phrases analogues à celles que je viens de citer. On ferait aisément des volumes de ce qui a été écrit en divers temps contre la civilisation. Et ce langage n'a pas été seulement celui de quelques esprits moroses ou bizarres : c'était l'expression d'un préjugé commun à presque tout le monde, et que partagent encore, en assez grand nombre, des esprits d'ailleurs fort cultivés. Personne ne nie que la civilisation ne nous rende plus ingénieux, plus savants, plus riches, plus polis; mais on veut qu'elle nous dégrade. Les uns l'accusent de nous rendre turbulents et séditieux; d'autres, serviles et pusillanimes; le plus grand nombre, égoistes et sensuels. Or, ce ne sont pas là, il faut bien le reconnaître, des qualités très favorables à la liberté, et, s'il était vrai que la civilisation nous les donnât, ma thèse évidemment serait mauvaise : j'aurais tort de dire que les peuples les plus libres ce sont les plus civilisés. Examinons donc un peu ce procès de tendance qu'on a fait à la civilisation, à toutes les époques, et qui n'est pas encore entièrement abandonné.

Il faut s'entendre avant tout sur les termes. Qu'est-ce que la civilisation.

Le mot de civilisation dérive visiblement de celui de cité, CIVITAS. Cité, c'est société. Civiliser les hommes, c'est les rendre propres à la cité, à la société; et les rendre propres à la société, qu'est-ce faire? c'est évidemment leur donner des idées et des habitudes civiles, sociales. La véritable propriété de la civilisation est donc, comme le mot l'indique clairement, de nous rendre sociables, de nous inspirer des

idées et des mœurs favorables à la cité, à la société. Une civilisation qui produirait des effets anti-civils ou anti-sociaux serait une civilisation qui n'en serait pas une; ce serait le contraire de la civilisation; et dire, comme on le fait, que la civilisation tend à la ruine de la cité, c'est dire une chose qui implique : cela est visible à la simple inspection des mots. Mais, observe-t-on, le mot de civilisation est particulièrement, et même exclusivement employé à désigner l'industrie, les arts, les sciences, la richesse; et le propre de la richesse et de tout ce qui l'engendre, ajoute-t-on, est d'introduire la mollesse et la corruption dans les mœurs.

A cela, deux réponses bien simples:

La première, c'est que ceux qui emploient ainsi le mot de civilisation en font un mauvais usage; c'est qu'ils lui donnent un sens beaucoup trop limité; c'est qu'il signifie tout ce qui nous rend propres à la cité, et non pas seulement une partie de ce qui nous rend sociables; c'est qu'il comprend les mœurs en même temps que la science, et qu'il est absurde de dire que la civilisation nous façonne à la société, sans nous donner aucune bonne habitude civile, ou même en dépravant nos habitudes, et en nous en imprimant de funestes à la cité. Aussi n'est-ce point ainsi que l'entendent les personnes qui se piquent d'en avoir des idées justes et complètes; et, quand elles donnent à une nation le titre éminent de nation civilisée, elles ne veulent pas dire seulement de cette nation qu'elle est riche, polie, éclairée, industrieuse; elles veulent dire surtout qu'elle a de bonnes habitudes, qu'elle entend et pratique mieux la morale et la justice qu'une autre, qu'elle sait mieux à quelles conditions la vie commune est possible et quelles sont les véritables lois de la société (1),

(') M. B. de Constant, dans un examen de ce volume, fait à l'époque

Ma seconde réponse, c'est qu'alors même que le mot de civilisation n'impliquerait pas immédiatement l'idée de morale, alors qu'on ne voudrait lui faire signifier que les arts et la richesse des peuples, il serait encore insensé de prétendre qu'elle tend à la corruption des mœurs.

Il est vrai que les arts adoucissent les mœurs; il n'est pas vrai qu'ils les corrompent. On leur reproche d'amollir les courages, de détruire les vertus favorables à la guerre. Ils font mieux que cela : ils détruisent la guerre même. Ils tendent à rendre inutiles les vertus farouches des peuples conquérants; ils apprennent aux hommes le secret de prospérer simultanément sans se nuire; ils les placent dans une situation où ils peuvent se conserver sans ces efforts surnaturels que des peuples guerriers s'imposaient autrefois la dure obligation de faire; efforts qui ne sont pas longtemps possibles à l'humanité, vertu qui s'use par les obstacles particuliers qu'elle rencontre, par les revers auxquels elle expose, surtout par les succès qu'elle obtient, par les profits qu'elle rapporte, par la dépravation qui suit toujours la fortune acquise dans le pillage, et qui, lorsqu'elle vient à s'éteindre, laisse le peuple de brigands à qui elle avait donné d'abord un faux air de grandeur et de noblesse, dans un état de dégradation et d'avilissement auquel rien ne saurait se comparer.

où il parut pour la première fois, observa que le mot de civilisation n'avait impliqué les idées d'honneur, de morale, d'humanité, de sociabilité que dans l'origine, et qu'il avait perdu cette acception en arrivant jusqu'à nous (Rev. encyclop., cahier de fév. 1826, p. 121 et 123). Cette remarque manquait, je crois, de justesse. Lorsqu'on oppose un peuple civilisé à un peuple sauvage, ce sont leurs mœurs encore plus que leurs arts qu'on cherche à faire contraster : c'est par les mœurs surtout qu'on est civilisé ou barbare; et toutes les fois qu'un peuple se rend coupable de quelque trait de perfidie ou de cruauté : ce sont là, observe-t-on, les pratiques de la barbarie : ce n'est point ainsi qu'en usent les nations civilisées.

Les arts, dis-je, nuisent à la guerre; mais ils ne nuisent pas aux vertus guerrières. Ils n'offrent rien d'incompatible avec le courage; ils changent seulement sa nature; ils lui donnent un meilleur mobile : au lieu de l'enflammer pour le brigandage, ils l'enflamment contre le brigandage; au lieu de lui montrer des biens à ravir, ils lui donnent des biens à conserver. Toute la question est de savoir si l'homme n'est pas aussi susceptible de s'exalter pour sa propre défense que pour la ruine d'autrui; s'il ne peut avoir d'ardeur que pour l'oppression, et n'en saurait éprouver contre l'injustice. Or, cette question n'en est pas une assurément. L'histoire nous montre assez d'exemples de peuples laborieux et pacifiques, de peuples d'artisans, de laboureurs, de marchands, poussés à la guerre par le besoin impérieux de la défense, et qui ont su faire bonne contenance devant leurs oppresseurs, même alors qu'ils n'étaient pas soutenus, du moins au même degré que ceux-ci, par l'expérience des armes et l'habitude de la discipline.

Loin que les arts abâtardissent le courage, il semble qu'ils le rendent et plus ferme et plus vif. Classez les peuples d'après le degré de développement qu'a pris leur industrie et voyez si ceux qui cultivent les arts de la paix avec le plus d'ardeur ne sont pas aussi les plus propres à la guerre. Voyez si les Européens, dont la civilisation est si supérieure à celle des asiatiques, ont pour cela moins d'intrépidité. Voyez même en Europe si les vertus militaires ne sont pas en raison directe et non en raison inverse de l'énergie qu'on applique à la culture des arts. Si les arts nuisaient au courage, les Français qui les cultivent plus activement que les Russes, que les Espagnols, que les Italiens, devraient être par cela même moins courageux: est-ce une chose qu'on puisse prétendre? Si les arts nuisaient au courage, les Anglais devraient

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