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celle de la culture. Si les deux premières causes tendent à produire de grandes inégalités, la dernière est peut-être de nature à en faire naître de plus sensibles encore. Si l'homme né avec des facultés plus puissantes conserve sa prééminence sur l'autre pour les choses auxquelles ils se sont également exercés, le dernier, malgré l'imperfection relative de ses organes, a plus d'avantage encore sur le premier pour les choses qu'il a seul apprises.

Ce que l'homme peut ajouter par la culture, sinon à ses organes mêmes, du moins au pouvoir de s'en servir, est immense c'est là la vraie source de sa liberté. Qui ne connaît la puissance de l'éducation! qui ne sait ce que peut la fréquente répétition des mêmes actes! qui n'a remarqué l'étendue et la variété des fonctions auxquelles l'homme parvient à plier ses facultés de toute espèce! et qui n'a été frappé mille fois en sa vie de l'extrême avantage qu'a pour faire une chose celui qui l'a apprise, sur celui qui ne s'y est point exercé? Est-il de races si imparfaites et si abruties qui ne se montrent infiniment supérieures aux races les mieux organisées et les plus savantes, pour les arts auxquels elles se sont formées et que celles-ci ignorent? Où sont les Européens qui, pour certains exercices de l'ouïe, de la vue, de l'odorat, de la main ou de telle autre partie du corps, pourraient se mesurer avec les membres de certaines peuplades appartenant à ce qu'il y a de plus difforme et de moins cultivé dans les races de couleur? Qui de nous pourrait se flatter de voir, d'entendre, de flairer à d'aussi grandes distances que certains sauvages; de se diriger avec autant de sûreté à travers des forêts où nul chemin n'a été tracé; de suivre aussi exactement, sur un terrain qui n'a pu recevoir aucune empreinte, les pas de l'homme ou des animaux; de tirer de l'arc avec une aussi rare justesse; de nager, de plonger avec

une aussi prodigieuse facilité? Est-ce que ces sauvages, d'ailleurs si grossiers, seraient, pour ces exercices, mieux organisés que nous?-Rien ne l'annonce.-Est-ce que leur position locale est plus favorable que la nôtre au développement des facultés de l'espèce? - Bien loin de là. A quoi tient donc la singulière aisance avec laquelle ils exécutent de certains actes qui nous sont absolument impossibles, ou dans lesquels nous montrons une infériorité si marquée? A une seule cause à celle qui fait que, parmi nous, certaines personnes exécutent en se jouant, et presque sans y songer, des actes que d'autres, avec toute l'application possible, ne parviendraient point à accomplir, ou ne feraient d'abord que d'une manière très imparfaite à l'éducation, à l'exercice, à la longue habitude que leur position et leur manière de vivre leur ont fait contracter, dès l'enfance, d'exécuter ces actes mêmes qui excitent notre étonnement.

Il n'est pas de mode d'existence dans lequel l'homme ne soit obligé de donner un certain développement à ses affections morales, de tirer quelque parti de ses facultés intellectuelles, de diriger dans un sens ou dans un autre l'action de ses forces physiques. Il faut partout quelque activité, quelque intelligence, quelque mesure dans la satisfaction de ses appétits, quelque respect pour la personne et la propriété des autres hommes. Il y a partout à examiner plus ou moins attentivement quel usage on va faire, pour sa conservation, des organes dont on est pourvu; et à former ces organes à de certains actes. Partant, il n'est pas de mode d'existence dans lequel l'homme n'acquière une certaine liberté.

Cependant, il faut convenir que, de toutes les manières de vivre, celle de l'homme civilisé est, sans la moindre comparaison, celle où l'espèce humaine peut parvenir à faire de ses

forces l'usage le plus facile et le plus étendu. La liberté dont un peuple est susceptible dépend des progrès qu'il est capable de faire et que sa position lui permet de faire dans les arts de la civilisation, La liberté dont il jouit dépend des progrès qu'il y a déjà faits. Chacun, dans la mesure de sa capacité naturelle et des avantages de toute espèce que présentent la nature, la structure et la position géographique de son territoire, est plus ou moins libre, selon qu'il occupe dans l'échelle de la civilisation une place plus ou moins élevée.

J'ai déjà énoncé cette vérité dans le premier livre de cet ouvrage, et elle est si simple qu'elle ne devrait, à ce qu'il semble, souffrir aucune sorte de contradiction. Il en est peu cependant de plus contredite on accuse la civilisation de ruiner les mœurs, d'avilir les caractères, de tendre à la dissolution de la société, que sais-je?

Examinez un peu l'idée que la plupart des hommes se font de la marche de l'espèce humaine, observée collectivement. On veut que les agrégations d'hommes, les sociétés, les nations aient, comme les individus, leur enfance, leur virilité, leur décrépitude; mais, en même temps, on croit que le progrès de l'âge produit sur elles des effets tout contraires à ceux qu'il opère sur les individus. On pense qu'il n'est donné qu'aux individus de devenir plus sages en prenant des années. Quant aux nations, on soutient qu'en vieillissant elles s'exaltent, elles s'égarent, elles se dépravent; et, chose singulière! c'est, dit-on, dans l'âge de la caducité qu'elles se laissent entraîner aux plus grands désordres; c'est alors qu'elles deviennent turbulentes, débauchées, corrompues, tous excès auxquels il serait, ce semble, plus naturel de supposer qu'elles se livrent dans la fougue de l'âge, que lorsqu'elles sont sur le retour et qu'elles touchent à leur fin. On

avoue qu'en vieillissant elles se civilisent; mais on dit qu'en se civilisant elles dégénèrent, et qu'elles dégénèrent d'autant plus qu'elles se civilisent davantage.

Ce procès à la civilisation n'est pas nouveau. On voit dans la plus ancienne des histoires que l'homme, qui était né innocent et non sujet à la mort, dès qu'il eut porté la main à l'arbre de la science, ne fut plus qu'un être vicieux et destiné à périr. Non-seulement le désordre entra dans sa nature morale, mais sa nature physique elle-même subit une profonde altération : sa stature diminua; son existence, qui devait ne jamais finir, fut d'abord limitée à neuf ou dix siècles ('), et il continua d'aller en se détériorant. On cesse de voir, dans les livres de Moïse, des races de géants après le déluge, et des hommes vivant huit ou neuf cents ans (2). A plus forte raison n'en voit-on plus à des époques postérieures. Homère, dans ses chants, fait souvent à ses contemporains le reproche d'avoir perdu de la taille et de la force des héros de Troie. Pline assure que, dans tout le genre humain, la stature de l'homme devient de jour en jour plus petite : Cuncto mortalium generi minorem in dies fieri (3).

Si nous passons des anciens aux modernes, nous allons

(') Genèse, chap. 5.

(2) Ibid., chap. 11, verset 10 et suiv. La vie humaine, après le déluge, a déjà décru de près de moitié.

(*) M. Cuvier explique fort bien à quoi a pu tenir l'illusion qui faisait supposer aux anciens que l'homme allait ainsi perdant toujours de sa force et de sa taille. « Il est probable, observe cet illustre naturaliste, qu'on a pris souvent des os d'éléphant pour des os humains, et que ce sont eux qui ont occasionné toutes ces prétendues découvertes de tombeaux de géants dont parle si souvent l'antiquité. » (Recherches sur les ossements fossiles,) M. Cuvier cite, à ce sujet, une multitude d'auteurs anciens qui parlent tous d'ossements monstrueux qui avaient été déterrés par diverses causes, et qu'on a pris tantôt pour ceux d'Oreste, tantôt pour ceux d'Entelle ou d'Otus, tantôt pour ceux d'Antée ou d'autres héros ou géants. · « De tout temps, observe un autre géo

voir les écrivains des opinions les plus opposées accuser la civilisation de corrompre, de faire dégénérer les hommes.

« L'élévation et l'abaissement journalier des eaux de l'0céan, dit Rousseau, n'ont pas été plus régulièrement assujétis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait sur notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans tous les lieux (1). »

Cette opinion de Rousseau est déjà ancienne et fort connue. Voici des phrases plus modernes et qui le sont moins.

« Déjà une fois, a écrit M. de Constant, sous la Restauration, l'espèce humaine semblait plongée dans l'abyme. Alors aussi une longue civilisation l'avait énervée..... Chaque fois, ajoutait le même écrivain, que le genre humain arrive à une civilisation excessive, il paraît dégradé durant quelques générations (2). »

<< Nous ne sommes pas, observait de son côté M. de Châteaubriand, de ces esprits chimériques qui veulent sans cesse améliorer, et le tout parce que la nature humaine, selon eux, marche vers un perfectionnement sans terme. Ce n'est pas

logiste, on a trouvé des ossements d'éléphants fossiles; mais ces ossements jusqu'ici avaient presque toujours été méconnus, et c'est à leurs découvertes qu'on doit les histoires fabuleuses de la mise à nu des cadavres d'anciens géants; car, dans un temps où l'anatomie avait fait si peu de progrès, l'amour du merveilleux pouvait d'autant mieux s'emparer de pareils évènements pour accréditer des idées qui frappent l'imagination, que l'éléphant est, aux dimensions près, un des animaux dont le squelette présente le plus de ressemblance avec celui de l'homme. On ferait un volume entier des histoires d'ossements fossiles de grands quadrupèdes que l'ignorance ou la fraude ont fait passer pour des débris de géants humains. » {Lettres sur les révolutions du globe, par Alex. Bertrand, p. 169. Paris, 1824.)

(') Discours sur l'influence des sciences et des arts.
(*) De la Religion, etc., t. I, p. 236 et la note.

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