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et peut-être ne feraient-elles qu'imprimer un nouveau degré d'activité à l'industrie de l'homme civilisé, dont les besoins croissent sans cesse, et qui aspire à tirer de la position où il se trouve tout ce qu'elle peut donner. C'est une circonstance très favorable aux progrès d'un pays que d'être extrêmement accessible, et de pouvoir se mettre aisément en communication avec un grand nombre d'autres contrées; cependant il ne faudrait qu'une chose pour que cette circonstance si favorable pût lui devenir excessivement funeste, ce serait qu'il se trouvât entouré de nations barbares qui aspireraient à l'envahir et à le subjuguer: mieux vaudrait peut-être alors qu'il fût bordé de rochers et de précipices, et qu'on ne pût arriver jusqu'à lui de pas un côté.-Les montagnes, qui ont l'inconvénient de gêner beaucouples communications du commerce, ont eu, par contre-coup, l'avantage d'arrêter la marche des conquérants et de protéger quelquefois la liberté des peuples. Supposez l'Europe paisible, active, prospère, raisonnablement gouvernée, et il y aura pour les États-Unis un désavantage réel à se trouver si éloignés d'elle: supposez-y, au contraire, la sainte-alliance reformée, la liberté vaincue, la contre-révolution triomphante, et ce sera peut-être pour les Anglo-Américains une circonstance heureuse que d'être séparés par quinze ou dix-huit cents lieues de mer d'un tel foyer de désordre et de tyrannie.

Enfin, une quatrième et dernière observation, c'est que la chose la plus essentielle pour un peuple n'est pas tant, ce semble, de se trouver entouré d'un grand concours de circonstances favorables, que de bien connaître sa situation, et de savoir diriger ses facultés de manière à tirer le plus grand parti possible des avantages qu'il possède. Un seul avantage, habilement exploité, suffit quelquefois pour faire la fortune d'un peuple. Les Danois, pendant un temps, trouvèrent dans

la simple pêche du hareng la source d'une opulence et d'un luxe que n'avaient pas encore connus les peuples du nord. « Habillés autrefois comme de simples matelots, les Danois, dit Arnold de Lubeck, sont aujourd'hui vêtus d'écarlate et de pourpre. Ils regorgent de richesses que leur procure chaque année la pêche du hareng sur les côtes de Scanie (1).» La même industrie, en apparence si vulgaire et si bornée, fut la première source où les Hollandais puisèrent leur richesse et leur force. Telle était l'extension que cette pêche avait prise parmi eux, vers la fin du dix-septième siècle, qu'ils y employaient, selon Jean de Witt, plus de mille bâtiments de vingt à trente tonneaux de charge (2). En général, le principal et presque le seul avantage que les Hollandais trouvassent dans leur situation géographique était de pouvoir se livrer aisément à la navigation: mais ils surent tirer si habilement parti de cette circonstance, que, pendant un siècle et demi, ils furent les colporteurs et les agents commerciaux à peu près exclusifs de toute l'Europe. - L'Angleterre ne jouit ni d'un ciel bien brillant, ni d'une température bien chaude; les productions naturelles de son sol ne sont ni des plus riches ni des plus variées : mais ce pays a été si heureusement constitué pour l'exercice de certaines industries; il offre à l'agriculture, à la fabrication, au voiturage un petit nombre d'agents naturels si puissants, de circonstances locales si particulièrement favorables, que ces avantages, en apparence assez bornés, mis à profit par un peuple intelligent, laborieux, persistant et doué d'un grand esprit de suite dans ses affaires, ont suffi pour développer sur le sol que ce peuple habite,

(1) V. l'Histoire des expéd. marit. des Norm., t. II, p. 197. Paris, 1826. V. aussi le Mémorial portatif de chronologie, etc, Ire partie, au mot Poissons, p. 578 de l'édit. de 1829.

(2) V. le Mémorial, ibid., p. 381 et 382.

plus de richesse et de puissance que le monde n'en a jamais vu ailleurs sur un espace de terre aussi étroit (1). — Mieux

aut donc, sans contredit, ne posséder qu'un petit nombre d'avantages dont on sait bien profiter, que de se trouver au milieu d'une multitude de ressources qu'on n'aurait pas l'esprit de faire valoir, et de moyens de prospérité qu'on laisserait perdre.

Cependant si un peuple était doué de facultés assez souples et assez actives pour exceller à la fois dans un grand nombre d'arts, ou bien si ses facultés devaient s'étendre à mesure qu'un champ plus vaste s'ouvrirait à leur action, il n'est pas douteux qu'il n'y eût profit pour lui à se trouver entouré d'une nombreuse réunion de circonstance favorables. Il est clair qu'à égalité proportionnelle de talents et d'émulation, le peuple qui possède le plus d'avantages doit être aussi celui qui fait le plus de progrès : de même qu'à égalité de force naturelle et de perfection dans les organes, l'arbre qui se trouve placé dans le milieu le plus favorable au travail de la végétation est celui qui pousse les jets les plus vigoureux et qui développe les rameaux les plus vastes. Sûrement il y a peu d'avantage à être chargé d'une tâche supérieure à ses

(') On peut voir dans l'ouvrage de M. Ch. Comte, t. III, liv. 4, ch. 3, p. 333 et suiv., quelles sont ces circonstances particulières dont l'Angleterre a su si habilement profiter. J'en avais indiqué une partie dans la première édition de ce volume, et surtout dans le cours que je fis à l'Athénée en 1826, lorsque je traitai du voiturage et des diverses causes auxquelles sa puissance se lie: V. plus loin, t. II, liv. 7, ch. 3. M. Ch. Dupin, dans son ouvrage sur les forces productives de la Grande-Bretagne, avait fait voir aussi combien la terre et les eaux sont heureusement disposées en Angleterre pour l'exercice de l'industrie voiturière. M. Comte a joint à des remarques du même genre des considérations sur la température habituelle de ce pays et sur ses mines de charbon de terre, qui achèvent de montrer ce que peuvent pour la puissance d'une nation un petit nombre de circonstances favorables, lorsqu'elles sont vigoureusement exploitées.

forces, à posséder plus de ressources qu'on n'est en état d'en mettre en valeur; mais lorsque les facultés de deux peuples sont également capables de suffire à tous les travaux, de se proportionner à toutes les tâches, il est évident que celui qui a le plus de mines à exploiter, que celui à qui sa position offre le plus de sources de richesse est aussi celui qui peut devenir le plus riche et le plus puissant.

Concluons donc que si, pour devenir libre, le premier intérêt d'un peuple est d'être doué de facultés droites, fortes, actives, ardentes, et à un haut degré perfectibles, son besoin le plus immédiat, après celui-là, est de se trouver dans une situation physique qui n'offre pas trop d'obstacles à l'application de ces facultés, ou plutôt dans une situation qui présente à leur développement le plus grand nombre possible de circonstances favorables,

LIVRE IV.

INFUENCE DE LA CULTURE SUR LA LIBERTÉ.

CHAPITRE I.

OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR L'INFLUENCE DE LA CULTURE.

Les deux causes dont je viens de décrire les effets sont de nature à produire entre les individus et les nations les plus notables différences. Il tombe sous le sens qu'un peuple doué de peu de facultés, et placé dans des circonstances peu favorables à son développement, ne saurait acquérir le même degré de puissance et de facilité d'action qu'un peuple placé dans des circonstances plus heureuses, avec des facultés plus fortes, et qui voudrait profiter, autant qu'il serait en lui de le faire, de cette supériorité de position et de facultés.

Cependant hâtons-nous de remarquer que, pour que le dernier conservât sa supériorité, il faudrait qu'il voulût en effet tirer parti de ses avantages; car si son concurrent était le seul à faire effort pour se développer, il n'est pas douteux que, malgré le désavantage de sa position et l'infériorité de ses facultés natives, il ne résussît bientôt à le surpasser. L'influence d'une meilleure organisation et d'une situation plus heureuse peut être en effet singulièrement modifiée par

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