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personnels; il est possible que nous tombions, les uns envers les autres, dans un grand nombre d'injustices et de violences particulières. Or, très assurément, cette ignorance et ces désordres privés, s'ils n'affectent pas la liberté au même degré que le manque d'instruction et de moralité politiques, ne laissent pas de lui être encore excessivement op- posés, On a donc tort de ne pas les comprendre au nombre des causes qui nous empêchent d'être libres.

Il y a à noter une troisième erreur fort accréditée. Tandis que nous ne voulons pas tenir compte de nos défauts, nous nous persuadons, chose singulière ! que certains de nos progrès nous sont nuisibles, et, par exemple, nous prétendons que l'industrie, l'aisance, les lumières sont des obstacles à la liberté. Il n'est sûrement personne parmi nous qui n'ait fréquemment entendu dire que nous sommes trop civilisés, trop riches, trop heureux pour être libres. C'était naguère une expression universellement reçue, et dont les beaux esprits, et quelquefois même les bons esprits se servaient comme le vulgaire. Un de nos publicistes les plus justement estimés, M. B. de Constant, dans son ouvrage sur les Religions, croyait, il y a vingt ans, que l'Europe marchait à grands pas vers un état pareil à celui de la Chine, qu'il représentait à la fois comme très civilisée et très asservie. Un autre esprit élevé, M. de Châteaubriand, dans un opuscule en faveur de la septennalité, enseignait expressément que plus les hommes sont éclairés et moins ils sont capables d'être libres. De sorte que, suivant ces écrivains, l'espèce humaine semblait être réduite à la triste alternative de rester barbare ou de devenir esclave, et qu'il lui fallait nécessairement opter entre la civilisation et la liberté.

Enfin, tandis qu'on veut que la liberté soit diminuée par de certains progrès, il semblerait, à voir l'insouciance que l'on

montre pour des perfectionnements d'un ordre plus élevé, qu'on regarde ces perfectionnements comme inutiles. Nous travaillons de toutes nos forces à l'accroissement de cette industrie, de cette aisance, qui sont mortelles, disons-nous, pour la liberté, et, en même temps, nous ne mettons aucun zèle à développer nos facultés morales, qui lui pourraient être si favorables. Nous faisons aux arts de merveilleuses applications de la mécanique, de la chimie et des autres sciences naturelles, et nous ne songeons point à y appliquer la science des mœurs, qui pourrait tant ajouter à leur puissance. Nous ne voulons pas voir combien sont encore imparfaits les peuples qui ne sont qu'habiles, et combien se montrent plus habiles ceux qui sont devenus vraiment moraux, Nous ne sentons pas assez d'ailleurs qu'il n'est pas seulement question d'habileté, mais aussi de dignité, d'honneur, de puissance, de liberté ; et que si la liberté naît de l'industrie, elle naît surtout du progrès des mœurs particulières et de celui des relations sociales.

Je m'écarterai, sur ces points fondamentaux, des idées qui paraissent le plus généralement accréditées.

Et d'abord je préviens que ce que je pourrai dire du gouvernement ne se distinguera pas de ce que j'ai à dire des populations. Je ne porterai mes regards que sur les masses: leur intelligence, leur industrie, leur morale seront le sujet de toutes mes observations, la matière de toutes mes expériences. C'est en effet là que sont tous les moyens de la liberté, et aussi tout ce qu'elle peut rencontrer d'obstacles, même ceux qui naissent du gouvernement, ordre de travaux ou de fonctions qui, comme tous les autres, n'est jamais, à dire vrai, que ce que l'état des peuples veut qu'il soit. Je trouverai les obstacles dans le défaut d'industrie, de savoir,

de capitaux, de bonnes habitudes particulières et publiques. Les moyens sortiront du progrès de tout cela.

Je considérerai ce progrès dans les masses, parce que c'est là qu'il doit se faire pour être de quelque effet, et aussi parce que c'est réellement là qu'en est le mobile et que s'en opère le développement. Les nations vivent d'une vie qui leur est propre. Elles ont, en toutes choses, l'initiative des améliorations. Ce sont les agriculteurs qui perfectionnent l'agriculture; les arts sont avancés par les artistes, les sciences par les savants, la politique et la morale par les moralistes et les politiques. Il y a seulement, entre les choses qui sont l'affaire particulière de chacun et celles qui sont l'affaire de tout le monde, cette différence que, dans les premières, les perfectionnements sont immédiatement applicables pour celui qui les invente, tandis que dans les secondes, à savoir dans les politiques, les applications ne peuvent avoir lieu que lorsque la pensée du publiciste est devenue la pensée commune du public, ou du moins d'une très notable portion du public. Jusque-là, on ne peut faire, pour les réaliser, que des tentatives impuissantes. Il est possible qu'un pouvoir de bonne volonté entreprenne de les établir; mais il ne fera point une œuvre durable. Il est possible que la chose soit essayée, malgré le pouvoir, par un parti qui le renverse et le remplace; mais les insurrections les plus heureuses n'auront pas plus d'effet que les concessions les plus bienveillantes. La chose ne s'établira que fort à la longue, à mesure qu'elle passera dans les idées et les habitudes du grand nombre. Par où l'on voit que ce dernier ordre de perfectionnements, qu'on voudrait réserver exclusivement à certains pouvoirs ou à certains hommes, est, plus qu'aucun autre, l'affaire de la société; puisque aucune amélioration de ce genre n'est praticable que lorsque la société y donne son consentement,

et

ne devient effective que lorsqu'elle l'a réellement adoptée. Encore une fois, je n'envisagerai donc que la société; je ne chercherai les moyens de la liberté que dans les progrès de la société.

Ensuite je me garderai bien de ne considérer qu'une partie de ces progrès : je tiendrai compte de tous. Je me garderai bien de dire que certains sont nuisibles à la liberté, ou d'avoir l'air de croire que d'autres lui sont inutiles : je dirai qu'ils lui sont tous favorables et nécessaires, les progrès industriels comme les progrès moraux, les moraux comme les industriels. Telle est l'idée que je me fais des uns et des autres, qu'il me serait fort difficile de dire lesquels la servent le mieux, et quels hommes travaillent davantage à se rendre libres, de ceux qui acquièrent de l'industrie, de ceux qui contractent de bonnes habitudes personnelles, ou de ceux qui se forment à de bonnes habitudes civiles. Cet homme est un pilote expérimenté : il ne sera pas embarrassé pour conduire une barque et franchir une rivière. Cet autre a vaincu son penchant à l'intempérance : l'ivresse ne le fera plus trébucher malgré lui. Ceux-là renoncent mutuellement à toute prétention injuste: ils vont cesser par cela même de s'entraver dans l'usage inoffensif de leurs facultés. On voit ainsi que nos progrès de toute nature contribuent également à nous rendre libres : les uns nous tirent de la dépendance des choses, les autres de la dépendance de nous-mêmes, les autres de la dépendance de nos semblables.

Après cela on verra que ces divers développements, bien loin de se contrarier, comme on veut le dire, se soutiennent, s'aident réciproquement, et contribuent à l'extension les uns des autres, de même qu'ils contribuent tous à l'accroissement de la liberté. Nous ne faisons pas une espèce de progrès qui n'en provoque de plusieurs autres sortes. Nous ne pouvons

pas développer une partie de nos moyens sans travailler par cela même au perfectionnement de tous. L'amélioration des mœurs ajoute aux pouvoirs de l'industrie; les progrès de l'industrie amènent ceux de la morale. Il n'est pas vrai qu'en acquérant plus de bien-être nous devenions moins sensibles à la considération. Je ne veux pas admettre que les habitants de Parisaient moins d'honneur aujourd'hui qu'ils n'en avaient au temps de la Ligue ou à des époques plus reculées et partant plus barbares. Je ne saurais imaginer qu'en pavant et éclairant leurs rues, en purifiant et ornant leurs demeures, en se procurant de meilleurs habits et de meilleurs aliments, en se tirant par le travail de l'ordure et de la misère, ils aient dû perdre de leur dignité.

Il est vrai qu'en nous élevant sous un grand nombre de rapports nous semblons avoir décliné sous quelques autres. On pourrait observer avec raison, par exemple, que beaucoup de villes ont aujourd'hui, non-seulement moins de pouvoirs politiques (il est tout simple qu'on leur ait ravi ce qu'elles avaient abusivement usurpé), mais moins de pouvoirs municipaux qu'elles n'en possédaient aux xin et xiv siècles. Toutefois il ne serait ni raisonnable, ni historiquement vrai de dire que c'est la faute de l'industrie. C'était au contraire à l'industrie que ces villes étaient redevables de ces pouvoirs, qu'elles ne purent défendre plus tard contre les envahissements de la puissance royale. C'était l'industrie, au moyen-âge, qui avait affranchi les communes de la tyrannie des seigneurs : ce sera elle, tôt ou tard, qui les délivrera de ce qu'il peut y avoir d'exagéré et d'abusif dans l'action de l'autorité centrale. L'industrie prépare les peuples à l'activité collective comme à tous les genres d'activité nécessaires au développement et à la conservation du genre humain. Il ne faut qu'ouvrir les yeux pour voir que, de notre temps, les popu

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