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meurer oisive, que le moment de les opérer soit véritablement

venu.

J'aurais beaucoup souhaité que ce livre sur la liberté fût assez exempt de défauts pour mériter d'être offert au suprême gardien de l'ordre, à cette puissance centrale qui sert de lien à toutes les activités, qui préside au mouvement des réformes, qui règle les oscillations de la société, qui est comme le pendule de cette immense horloge, qui veille à ce que la société, dans sa marche, ne s'écarte jamais trop de son centre de gravité, sans laquelle enfin les mouvements de la société ressembleraient aux vibrations précipitées et irrégulières d'une horloge privée de son balancier.

Et qui ne sentirait en effet la nécessité d'un point fixe et résistant au milieu de la prodigieuse instabilité des choses? Si la société ne peut se passer d'aiguillons, encore moins se passerait-elle de frein; s'il lui faut des forces qui la stimulent et la pressent, il lui faut aussi une main vigoureuse qui la retienne et la dirige. Il est tout à fait dans l'ordre que les forces qui créent se placent sous l'invocation de la force qui conserve, et plus la liberté est une puissance mobile, plus elle a besoin, dans son mouvement de progression, de rester suffisamment soumise aux directions du pouvoir qui, dans toute constitution bien faite, est le représentant de la durée.

Jamais au surplus la liberté n'a moins dû qu'aujourd'hui paraître une chose à craindre. C'est un mot qui n'est plus guère prononcé. La liberté est un sujet passé de mode. C'était bon, faute de mieux, du temps de la Restauration, alors que tant de fortunes étaient encore à faire, tant de positions à conquérir; alors que les classes de l'ordre moyen étaient systématiquement exclues du maniement des affaires. Aujourd'hui que nous sommes au pouvoir, parlez-nous de la centralisation, de la multiplication des tutelles et des censures administratives, de l'extension et de l'aggravation des tarifs douaniers, de la protection de l'industrie nationale, de l'organisation du travail national...

Ce que je dis de la liberté, on le pourrait dire aussi des vérités théoriques : c'est pareillement un sujet usé. Autrefois il n'était question que de principes, il n'est question que d'affaires aujourd'hui.

La pire chose qu'on pût dire d'un homme public, ce ne serait pas qu'il est un homme corrompu, un homme vénal, mais bien qu'il n'est pas un homme de pratique, et Dieu sait ce qu'on veut bien aujourd'hui appeler homme de pratique! Arrière donc les théories! Mais qu'arrive-t-il quand on ne croit plus à aucune vérité générale ? C'est que chacun a ses théories particulières, ses petites théories de poche, ses théories pour le moment du besoin, dont l'unique objet est de masquer tant bien que mal les intérêts particuliers qu'on a mission de défendre. Allez demander à tel ou tel député quelle est la vérité de principe que ses commettants l'ont chargé de faire prévaloir, vous l'étonnerez fort, à coup sûr, et ne pourrez manquer de le faire sourrire. En fait de principes à soutenir, il vous parlera de son port, de son canal, de la direction par sa ville de tel chemin de fer, du droit sur les fers ou sur les houilles trop heureux s'il n'a reçu le mandat de défendre aucun intérêt plus étroitement personnel.

Une telle situation n'était guère encourageante pour la publication des vérités théoriques que renferme cet ouvrage-ci, quelque large que soit d'ailleurs la part qu'on y a constamment faite à la pratique; et néanmoins cette situation ne m'a point rebuté. Je n'ai pu croire que l'ascendant des préoccupations matériellement intéressées eût pu faire perdre tout attrait à la vérité scientifique. J'ai dû compter beaucoup d'ailleurs sur la vitalité de mon sujet, qui semblait devoir suffire, à fui seul, pour assurer la vie de mon livre, et il faudrait en effet avoir eu la main bien malheureuse pour n'avoir pas su faire sortir d'une matière si féconde un ouvrage de quelque intérêt.

Pour être juste envers ce livre, peut-être faudrait-il se reporter à l'époque où, sous une forme à beaucoup d'égards différente, la première partie en fut publiée, c'est-à-dire à vingt ans en arrière (').

(') A l'année 1825, où une notable partie des matières qui forment le premier volume, fut publiée sous le titre de l'Industrie et la morale considérées dans leur rapport avec la liberté. Cinq ans plus tard, j'avais entrepris l'impression de l'ouvrage entier, sous le titre de Nouveau trailé d'économie sociale, etc., et deux volumes étaient déjà imprimés quand éclata la révolution de 1830,qui m'obligea de tout ajourner.

Il semble que, depuis, les idées dont je m'occupe devraient avoir fait bien du chemin. Elles en ont fait, hélas! bien moins qu'on ne le pense. On sait dans quelles voies singulières s'égare une génération nouvelle d'écrivains et de lecteurs. Il n'y aura donc encore que trop de nouveautés dans cet ouvrage. L'essentiel est que les idées neuves n'aient pas le tort d'être des idées fausses, et qu'il n'ait d'ailleurs été rien dit pour pousser plus qu'il n'était convenable à des applications non suffisamment préparées. C'est à quoi j'ai visé sans cesse. Ma double ambition, dans le cours de ce travail, aurait été de proclamer, dans toute son intégrité, la vérité théorique, sans jamais cesser de me montrer praticien intelligent et circonspect.

Je ne dis rien du style de l'ouvrage. Je me borne à cette simple réflexion, que j'ai écrit sur un sujet qui me passionnait assez pour avoir retenu plus de vingt ans mon attention captive, et que j'ai toujours plus aimé, à mesure que je l'ai mieux compris. Je voudrais que mon langage témoignât de la vérité de cette double affirmation, et prouvât qu'en effet j'ai eu l'intelligence de mon sujet, et qu'il m'a autant intéressé qu'il devait le faire. Tout mon art, à vrai dire, a consisté à tâcher de comprendre et de sentir. J'ai, du reste, considéré que si on ne lisait guère que les livres originaux, « l'originalité ne pouvait naître, ainsi que l'a dit excellemment un de nos meilleurs écrivains, que de vérités nouvelles vivement senties et naturellement exprimées dans la langue de tout le monde (1). »

Paris, 20 janvier 1845.

Plus tard, l'ouvrage, qui n'avait point été mis en vente, se trouva compris dans l'incendie de la rue du Pot-de-Fer, et fut consumé sans avoir été rendu public. Un petit nombre d'exemplaires seulement en avait été par moi distribué aux membres de l'Académie des sciences morales et politiques, et à quelques amis. Ce n'est donc qu'aujourd'hui, et pour la première fois, qu'il paraît entier. Il a subi de grands changements, sans doute; mais les principes sur lesquels il se fonde, confirmés dans mon esprit par tout ce que, depuis, j'ai pu faire d'études, ou acquérir d'expérience, en ont été intégralement maintenus.

(') M. Cousin, Préface de son travail Sur les pensées de Pascal.

LIBERTÉ DU TRAVAIL.

INTRODUCTION.

ORIGINE, OBJET ET PLAN DE CE LIVRE.

L'AUTEUR A SUIVIE.

MÉTHODE QUE

L'origine de ce livre est déjà ancienne. La pensée en fut conçue dès les premiers temps de la restauration, à une époque où les hommes politiques de ce pays, et en particulier les organes des opinions dites libérales étaient enclins plus encore qu'aujourd'hui à tout rapporter au gouvernement, à voir en lui la cause première de tout ce que nous pouvons éprouver de biens et de maux, à tout espérer ou à tout craindre du changement de quelques noms propres, de la réforme d'un petit nombre d'institutions, d'une loi sur la responsabilité ministérielle, d'une modification des collèges électoraux, d'un équilibre plus ou moins bien pondéré des pouvoirs publics, et de je ne sais quels artifices encore; où l'on croyait fermement que, venu le moment où une certaine partie de la population arriverait aux affaires et où les cadres dans lesquels elle serait appelée à se mouvoir seraient disposés d'une certaine façon, tout irait par cela seul le

mieux du monde; c'est-à-dire que le pouvoir, à la fois intelligent et ferme et modéré, reconnaitrait tous les droits, respecterait toutes les libertés, et, en se bornant à réprimer les actes malfaisants, laisserait d'ailleurs à leur libre et plein mouvement toutes les industries, toutes les professions, toutes les forces sociales.

Un doute me vint alors dont il ne semblait pas qu'on fût très affecté, à voir du moins l'ardeur si vive et si sincère avec laquelle tant d'hommes travaillaient à faire changer le pouvoir de mains ou à lui imprimer de nouvelles formes. Je me demandai si ces mutations, qui, depuis un quart de siècle, s'étaient si fréquemment et si vainement renouvelées, allaient suffisamment au but que l'on se proposait d'atteindre; si la liberté qu'on cherchait, si le despotisme dont on voulait se garantir avaient bien leurs causes dans le petit nombre d'hommes qui, tour à tour, étaient entrés en possession du pouvoir, et dans la manière dont ils s'étaient constitués pour agir; si ces causes, au lieu d'être tout entières dans le gouvernement, n'existaient pas plutôt dans la population dont il sortait, au sein de laquelle il se recrutait et se renouvelait sans cesse, et, partant, si ce n'était pas dans cette population même, dans ses idées, dans ses affections, dans ses habitudes, dans toute sa manière de sentir, de penser et d'agir qu'il fallait surtout étudier la liberté et en rechercher les véritables causes.

Cette direction donnée à mes études me conduisit à des résultats heureux et vrais, je crois, et à beaucoup d'égards inattendus; résultats que je ne puis avoir la pensée de développer ici, puisque c'est l'objet même de tout mon ouvrage, mais que je dois indiquer assez pour que, dès l'ouverture du livre, l'objet en soit clairement aperçu.

Je dis donc qu'il m'avait paru essentiel de détourner ma

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