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Cependant, après être demeuré quelque temps à Saint-Médard de Soissons, il obtint de revenir à son ancienne abbaye de Saint-Denis. Mais cette activité d'esprit qui fit sa gloire et ses infortunes l'empêcha de vivre en repos dans sa cellule; il retourna à ses livres, et s'avisa malheureusement de soutenir avec Bede que saint Denis n'avait pas été l'apôtre des Gaules. C'était s'attaquer au nom et à la fortune même du monastère, ruiner sa réputation, et tarir la source des abondantes aumônes faites sur le tombeau du saint. Aussi cette nouvelle polemique suscita dans l'abbaye un tel orage contre l'imprudent Abailard, qu'il fut obligé de se soustraire par la fuite à la vengeance dont l'abbé le menaçait. Il se retira sur les terres du comte Thibaut de Champagne, dans le voisinage de Nogent-sur-Seine, et y bâtit un ermitage avec du jonc et de la paille. Il croyait avoir échappé à sa réputation et à ses élèves; mais ceux-ci n'eurent pas plutôt découvert sa retraite qu'ils accoururent en foule, cons truisirent des cabanes autour de celle du maître et changèrent sa solitude en une ville; de leurs mains ils élevè rent une chapelle qu'Abailard dédia à la Trinité, pour convaincre ses détracteurs de mensonge, et qu'il nomma le Paraclet. Mais la haine trouva dans ce nom un nouveau motif d'accusation. Les persécutions recommencèrent, et en vinrent à ce point qu'il songea à fuir parmi les infidèles pour y trouver le repos. « Quand mon désespoir était au comble, dit-il dans l'Histoire de ses infortunes (Historia calamitatum), je pensais souvent à abandonner la terre chrétienne et à fuir vers le pays des païens; j'étais prêt à m'y soumettre à la capitation imposée aux chrétiens, pour pouvoir vivre du moins chrétiennement au milieu des ennemis du Christ. »

Vers ce temps, les moines du monastère de Saint-Gildas de Ruys, dans l'évêché de Vannes, l'élurent pour leur abbé; Abailard accepta, mais avant

de quitter le Paraclet il y établit Héloïse, que l'abbé de Saint-Denis venait de chasser d'Argenteuil avec les autres religieuses renfermées dans ce cloître. Élue par elles comme abbesse, et confirmée dans ce titre par une bulle du pape Innocent II, Héloïse reçut de son époux le Paraclet. Il y avait onze ans qu'ils ne s'étaient vus, mais ils avaient toujours été unis par une active correspondance, et dans ses plus grandes tribulations c'était à elle qu'Abailard demandait des consolations, à elle qu'il rendait compte de ses combats et de ses souffrances. De la part d'Héloïse, c'était toujours l'amour le plus dévoué, l'admiration la plus entière; l'affection d'Abailard était plus calme, plus tempérée par l'âge et le malheur, et son langage moins passionné, mais toujours tendre, s'effor cait de rappeler à son épouse leur condition présente et de lui faire oublier des jours dont il ne pouvait se souvenir qu'avec douleur et amertume. Les reproches d'ailleurs que sans cesse on était prêt à lui adresser, lui imposaient une conduite rigide et des paroles sévères, qui, encore de nos jours, l'ont fait accuser de dureté, d'égoïsme et d'insensibilité, par ceux qui voudraient qu'Abailard eût joué le rôle, alors inconnu, d'un héros de roman. «<< Dieu fit que ma sœur, c'est ainsi qu'il l'appelait, trouva tant de faveur aux yeux de tous, que les évêques l'aimèrent comme on aime sa fille, les abbes comme on aime sa sœur, les laïques comme on aime une mère; que tous admiraient sa piété, sa raison, sa douceur angélique et sans égale. Rarement elle se montrait; souvent elle se tenait enfermée pour vivre en Dieu dans la contemplation divine et dans la ferveur de ses humbles prières; dès qu'elle apparaissait, les laïques accouraient recevoir ses exhortations spirituelles et ses consolations sublimes. >> Ne sent-on pas l'amour caché sous ces paroles de pieuse admiration pour l'abbesse du Paraclet? Il avoue d'ailleurs, dans une lettre à un ami, qu'il n'avait pu dans la solitude et jusqu'au pied des autels oublier son amante.

Je pousse des soupirs, dit-il, je verse des larmes de sang.... Le nom d'Héloise m'échappe, je prends plaisir à le prononcer, etc. >>

On accorde bien qu'Abailard soit un redoutable dialecticien, un hardi philosophe, encore n'en fait-on qu'un sceptique de bas étage; mais on veut qu'il ait joué avec l'amour d'Héloïse comme avec la philosophie et la religion, on veut qu'il l'ait séduite de gaieté de cœur, avec immoralité, lui dont les mœurs avaient été jusqu'alors irréprochables, et qui avait près de quarante ans quand il succomba aux charmes irrésistibles de cette femme qui commanda l'admiration de saint Bernard lui-même. C'est que quand on veut travestir l'histoire en un drame au profit de tel système ou de tel personnage, il faut bien mettre des ombres dans le tableau; et faire d'Abailard, comme homme et comme théologien, une espèce de saltimbanque sans moralité, sans conviction et sans courage, c'était s'aider merveilleusement à grandir la sévère figure de saint Bernard. D'ailleurs, au défaut de toute autre preuve, le long amour de cette femme, dont l'âme était si élevée, son admiration et son estime, toujours les mêmes, suffiraient à nos yeux pour justifier Abailard.

Nous avons laissé Abailard abbé de Saint-Gildas. « J'habite, dit-il, un pays barbare dont la langue m'est inconnue; je n'ai de commerce qu'avec des peuples féroces; mes promenades sont les bords inaccessibles d'une mer agitée; mes moines ne sont connus que par leurs debauches, ils n'ont d'autre règle que de n'en point avoir. Je voudrais que vous vissiez ma maison, vous ne la prendriez jamais pour une abbaye. Les portes ne sont ornées que de pieds de biches, d'ours, de sangliers, de dépouilles hideuses de hiboux, etc. J'éprouve chaque jour de nouveaux périls; je crois à tout moment voir sur ma tête un glaive suspendu. Le fait était vrai; Abailard ayant voulu réformer les mœurs de ses moines, ceuxci résistèrent, et essayèrent même de se débarrasser de leur abbé par le poi

son. D'autre part l'avoué du monastère, le seigneur sur les terres duquel il se trouvait, avait profité de la licence et des désordres des moines pour empiéter sur leurs droits. La réforme tentée par Abailard l'aurait forcé à des concessions, aussi traitait-il fort mal le réformateur. « Hors de l'enceinte du cloître, s'écrie celui-ci, j'étais persécuté par le tyran et ses satellites; dans les murailles du cloître, j'étais tourmenté par les moines. » Plusieurs fois il alla chercher des consolations au Paraclet. « Comme j'étais en grande estime parmi les sœurs de ce monastere, écrit-il, j'allais chercher auprès d'elles un refuge contre les persécutions de mes fils spirituels, qui me tourmentaient plus cruellement que ne l'avaient jamais fait précédemment mes frères. » Là, en effet, il trouvait repos, soins affectueux, respect, tout ce qui lui manquait ailleurs; on lui rappelait qu'on y tenait tout de lui. « Cette église, disait Héloïse, ces autels, cette maison nous parlent sans cesse de vous; c'est vous qui avez sanctifié ce lieu qui n'était connu que par des brigandages et des meurtres, et qui avez fait une maison de prières d'une retraite de voleurs. Ces cloîtres ne doivent rien aux aumônes publiques; les usures et les pénitences des publicains ne nous ont point enrichies; vous seul nous avez tout donné. » Mais il ne pouvait y faire gue de courts séjours, et quand il rentrait au milieu de ses moines c'était pour y trouver les menaces et l'injure. Un jour ils faillirent l'empoisonner dans le calice; une autre fois ils stipendièrent des assassins pour le tuer durant ses voyages; enfin, à plusieurs reprises, ils le menacèrent de l'épée. Abailard ne put y tenir longtemps et quitta encore une fois le cloître pour l'enseignement, où il renouvela ses anciens succès. Mais ses ennemis l'attendaient à cette épreuve. Aussitôt un concile s'assemble; saint Bernard s'emporte contre lui jusqu'à la violence : « C'est, dit-il, un horrible composé d'Arius, de Pélage et de Nestorius; un moine sans règle, un supérieur sans vigilance, un abbé

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sans religion, un homme sans mœurs, un monstre, un nouvel Hérode, un Antechrist, etc.; » et il le dénonça solennellement au concile de Sens, en 1140, le fit condamner par le pape, et obtint même qu'on prononcât contre lui une sentence de reclusion perpétuelle. Cette violence, que saint Bernard étendit ensuite sur tous les partisans d'Abailard, notamment sur son plus illustre disciple, le hardi Arnaldo de Brescia (voy. l'Allemagne, tom. I, pag. 299), fait tort à la réputation du saint abbé de Clairvaux ; mais alors on ne vit en lui que le soutien et le défenseur de l'orthodoxie. Pour Abailard, il en appela au pape des décisions du concile, et s'achemina vers Rome pour plaider lui-même sa cause devant le saint Père. Mais il ne dépassa point Cluny. Pierre le Vénérable, alors l'une des lumières et des gloires de l'Église, l'arrêta dans son monastère et le réconcilia avec le pape. Abailard resta près de lui jusqu'à sa mort. et ce fut Pierre qui annonça à Héloïse cette triste nouvelle. On ne saurait exprimer par des paroles combien nous tous qui le vîmes à Cluny, nous dmirâmes sa manière de vivre simple, humbie et dévote. Je l'avais nommé prieur parmi nos moines; mais il parut toujours dans ses vêtements comme le dernier de tous... Il était ainsi dans le manger et le boire et dans l'attention qu'il donnait à son corps, rejetant non-seulement ce qui lui était inutile, mais encore ce dont il avait besoin... Il lisait beaucoup, priait souvent, parlait peu, excepté quand les frères lui adressaient amicalement la parole et recherchaient ses conseils, ou quand, dans l'assemblée, il était obligé de dire son sentiment.... Il passa avec nous les derniers jours de sa vie, et lorsque les souffrances de son corps l'exigèrent impérieusement, je l'envoyai à Châlons, où, dans le voisinage de la ville, je lui procurai, sur les bords de la Saône, une demeure, pour qu'il pût y rétablir sa santé dans le plus beau site de la Bourgogne.... Uniquement occupé de ses études, de ses lectures, de ses prières, de ses contemplations, il fut

surpris par l'ange de l'Évangile qui le trouva non endormi, comme beaucoup d'autres, mais debout. Le voyant parfaitement éveillé, il le convia aux noces célestes, non pas comme les vierges mondaines, mais comme les vierges grandies dans la sagesse. Il y avait de l'huile dans sa lampe, car il avait la conscience d'une vie pure et pieuse. Une grave maladie le mit au bord de la tombe... O femme chérie, celui qui d'abord te fut uni par les liens d'un amour charnel, et plus tard par le noeud plus solide de la miséricorde chrétienne, celui sous les ordres duquel tu as commencé à servir le Seigneur, que le Seigneur te le conserve et te le rende en ce grand jour, quand la trompette du jugement retentira (*). »

Ce fut le 21 avril 1142 qu'Abailard mourut, quelque temps après s'être réconcilié avec saint Bernard, à la sollicitation de l'abbé de Cluny. Celui-ci envoya son corps au Paraclet, où Héloïse et ses filles lui firent de touchantes funérailles. (Voy. HÉLOÏSE.)

Nous n'avons jusqu'à présent parlé que de l'homme; il reste à voir le philosophe et à expliquer par ses doctrines les violentes persécutions dont il fut l'obiet. Ici nous nous mettrons à couvert sous l'autorité de M. V. Cousin, et nous emprunterons quelques citations à la belle introduction qu'il a mise en tête de quelques ouvrages inédits d'Abailard. «J'ai fixé ailleurs (**), dit-il (***), le caractère général, marqué les périodes, signalé les grands noms, esquissé les principaux systèmes de la philosophie scolastique. J'ajoute ici que la scolastique appartient à la France, qui produisit, forma ou attira les docteurs les plus illustres. L'université de Paris est au moyen âge la grande école de l'Europe. Or l'homme qui, par ses qualités ou par ses défauts,

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par la hardiesse de ses opinions, l'éclat de sa vie, la passion innée de la polémique et le plus rare talent d'enseignement, concourut le plus à accroître et à répandre le goût des études, et ce mouvement intellectuel d'où est sortie au treizième siècle l'université de Paris, cet homme est Pierre Abailard.

Ce nom est assurément un des noms les plus célèbres, et la gloire n'a jamais tort; ii ne s'agit que d'en retrouver les titres.

« Abailard, du Palais, près Nantes, après avoir fait ses premières études philosophiques en son pays, et parcouru les écoles de plusieurs provinces pour y augmenter son instruction, vint se perfectionner à Paris, où d'élève il devint bientôt le rival et le vainqueur de tout ce qu'il y avait de maîtres renommés; il régna en quelque sorte dans la dialectique. Plus tard, quand il mêla la théologie à la philosophie, il attira une si grande multitude d'auditeurs de toutes les parties de la France et même de l'Europe, que, comme il le dit lui-même, les hôtelleries ne suffisaient plus a les contenir, ni la terre à les nourrir. Partout où il allait, il semblait porter avec lui le bruit et la foule; le desert où il se retirait devenait peu à peu un auditoire immense. En philosophie il intervint dans la plus grande querelle du temps, celle du réalisme et du nominalisme, et il créa un système intermédiaire. En théologie if mit de côté la vieille école d'Anselme de Laon, qui exposait sans expliquer, et fonda ce qu'on appelle aujourd'hui le rationalisme; et il ne brilla pas seulement dans l'école, il emut l'Église et l'État, il occupa deux grands conciles; il eut pour adversaire saint Bernard, et un de ses disciples et de ses amis fut Arnauld de Brescia. Enfin, pour que rien ne manquât à la singularité de sa vie et à la popularité de son nom, ce dialecticien, qui avait eclipse Guillaume de Champeaux, ce théologien contre lequel se leva le Bossuet du douzième siècle, était beau, poete et musicien; il faisait en langue vulgaire des chansons qui amusaient les écoliers et les dames; et, chanoine

de la cathédrale, professeur du cloître, il fut aimé jusqu'au plus absolu dévouement par cette noble créature qui aima comme sainte Thérèse, écrivit quelquefois comme Sénèque, et dont la grâce devait être irrésistible puisqu'elle charma saint Bernard lui-même. Héros de roman dans l'Église, bel esprit dans un temps barbare, chef d'école et presque martyr d'une opinion, tout concourut à faire d'Abailard un personnage extraordinaire. Mais de tous ses titres celui qui se rattache à notre objet, et qui lui donne une place à part dans l'histoire de l'esprit humain, c'est l'invention d'un nouveau système philosophique et l'application de ce système, et en général de la philosophie et de la théologie. Sans doute avant Abailard on trouverait quelques rares exemples de cette application périlleuse, mais utile dans ses écarts mêmes, aux progrès de la raison; mais c'est Abailard qui l'érigea en principe, c'est donc lui qui contribua le plus à fonder la scolastique, car la scolastique n'est pas autre chose. Depuis Charlemagne, et même auparavant, on enseignait dans beaucoup de lieux un peu de grammaire et de logique; en même temps un enseignement religieux ne manquait pas, mais cet enseignement se réduisait à une exposition plus ou moins régulière des dogmes sacrés: il pouvait suffire à la foi, il ne fécondait pas l'intelligence. L'introduction de la dialectique dans la théologie pouvait seule amener cet esprit de controverse qui est et le vice et l'honneur de la scolastique. Abailard est le principal auteur de cette introduction; il est donc le principal fondateur de la philosophie du moyen âge de sorte que la France a donné à la fois à l'Europe la scolastique au douzième siècle par Abailard, et au commencement du dix-septième siècle, dans Descartes, le destructeur de cette même scolastique et le père de la philosophie moderne.

Avant Abailard deux doctrines étaient en présence l'une, le nominalisme, prétendait que les espèces et les genres n'étaient que des mots et n'admettait

de réalité que dans les individus d'où l'on pouvait tirer, en théologie par exemple, cette conséquence, que la Trinité étant composee de trois personnes dont chacune est Dieu, ne peut constituer une seule et même divinité; l'autre, le réalisme, reconnaissait que les universaux, c'est-à-dire, les genres, les espèces, existent; qu'il y a des hommes, mais qu'il y a aussi l'humanité qui est une, de même qu'il y a un temps absolu que les durées particulières manifestent sans le constituer, une vérité une et subsistante par ellemême, un type absolu du bien, que tous les biens particuliers supposent et réfléchissent plus ou moins imparfaitement. Mais, exagérant ce principe, le réalisme soutenait qu'une qualité accidentelle, considérée isolément de l'individu auquel elle appartient, possède quelque réalité hors du sujet individuel où elle a été prise ou hors de l'esprit qui la considère. De pures abstractions devenaient ainsi des réalités; le nombre des véritables et légitimes universaux devenait immense, et une foule d'entités imaginaires étaient créées, contre lesquelles le nominalisme avait beau jeu. Mais comme celui-ci était conduit par les conséquences nécessaires à l'hérésie touchant le dogme fondamental du christianisme, il-fut accablé par les sentences des conciles et obligé de se cacher dans l'ombre. Telle était sa condition quand Abailard parut. Celui-ci combattit les deux écoles rivales l'une par l'autre, et prétendit élever sur leurs ruines un système nouveau, le conceptualisme, qui reconnut les universaux, c'est-à-dire, les espèces et les genres, mais seulement comme de simples notions collectives qui se forment par comparaison et par abstraction: c'était une sorte d'éclectisme imparfait, mais qui au fond se rapprochait par son principe du nominalisme, dont il rejetait les conséquences extrêmes.

Ce fut assez tard qu'Abailard s'attaqua à la théologie. Quand il porta son examen sur les dogmes chrétiens, il ne put renoncer à ses habitudes déjà invétérées de polémique, et le succes

de sa lutte contre deux célèbres écoles lui donna confiance en lui-même. Entrant à la suite de Roscelin dans la voie de l'interprétation et de l'explication philosophique, il soumit toute la doctrine chrétienne à un sérieux examen. Son livre intitulé le Sic et Non, le oui et le non, était un recueil d'autorités contraires des Pères de l'Église sur les questions les plus importantes du christianisme, et qui condamnaient l'esprit au doute et à l'examen, pour retourner, par la puissance de la dialectique, à l'orthodoxie chrétienne. «La première clef de la sagesse, s'écriaitil, c'est le doute; par le doute on vient à l'examen, par l'examen et la recherche, à la vérité.» La route était périlleuse, et Abailard y échoua, comme Roscelin, contre le dogme de la Trinité, qu'il expliqua dans le sens de la doctrine sabellienne; mais la philosophie ne lui en fut pas moins redevable d'un important service, celui d'avoir revendiqué et assuré les droits de l'esprit humain à une époque où la raison aurait peut-être été sans lui contrainte de s'incliner et de s'effacer devant la foi.

«Abailard, dit M. Cousin (*), exerça sur son siècle une sorte de prestige. De 1108 à 1140 il obtint dans l'enseignement des succès inouïs jusqu'alors, et qui, s'ils n'étaient attestés par d'irrécusables témoins, ressembleraient à des inventions fabuleuses. Il avait trouvé à Paris deux écoles célèbres, celle du Cloitre et celle de Saint-Victor, et il en suscita une foule d'autres pour soutenir ou pour combattre son système; et c'est de là qu'est née l'université de Paris. Malgré ses erreurs et les anathèmes de deux conciles, sa périlleuse mais féconde méthode est devenue la méthode universelle de la theologie scolastique. Les erreurs s'effacèrent, et la méthode resta comme une conquête de l'esprit d'indépendan ce. Pierre le Lombard est le fondateur reconnu de la théologie scolastique; or, Pierre le Lombard est un élève direct d'Abailard, et l'héritier, sinon de sa doctrine, au moins de sa méthode

(*) Introduction aux ouvrages inédits d'Abailard, p. cc.

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