Page images
PDF
EPUB

public sous le nom de farine Morton. Ce produit avait acquis de la vogue entre ses mains et entre les mains de son successeur Hugot. Hugot étant mort, son fonds de commerce avait été vendu; mais il en avait été fait deux parts; l'une, la maison de droguerie et de commission, avait passé aux mains d'un sieur Carmouche; l'autre, la farine Morton avait été vendue à un sieur Piot. C'est alors que Carmouche, ayant appris qu'il existait en Ecosse, un négociant du nom de Morton, faisant sur une très grande échelle le commerce de la farine d'avoine, se mit en rapport avec lui et obtint de vendre ses produits sur le marché français. Il crut pouvoir ainsi vendre sa farine, non seulement sous le nom de farine Morton, mais encore dans des boîtes de tous points similaires aux boîtes employées dès l'origine par Coirre et depuis par Hugot et par Piot. Piot vit dans ces faits une concurrence déloyale et il assigna Carmouche devant le tribunal de commerce de la Seine pour qu'il lui fût fait défense d'employer le nom de Morton pour la vente de sa farine, il concluait en même temps à des dommages-intérêts à raison de la similitude des boîtes et étiquettes.

Le tribunal de commerce, sous la présidence de M. POUSSIELGUE, a rendu, le 24 avril 1884, un jugement ainsi conçu:

LE TRIBUNAL:

Sur la demande principale de Piot frères contre Carmouche; Attendu que Piot frères soutiennent que leurs auteurs d'abord, et eux-mêmes ensuite, ont, avant tous autres, désigné leur farine sous le pseudonyme de « Morton; que la dénomination • Farine Morton constitue, pour partie importante, leur marque de fabrique d'ailleurs régulièrement déposée, et qu'ils ont dès lors sur cette dénomination un droit privatif; qu'ils demandent au Tribunal de le sauvegarder en faisant défense à Carmouche, vendeur d'un produit similaire, de se servir de la même appellation;

Attendu que Carmouche répond que dès avant le dépôt légal dont se prévalent Piot frères, il aurait existé en Angleterre une maison « Morton, fabriquant la farine de gruau d'avoine d'Ecosse; qu'en présentant au public, à l'insu de cette maison, sous une signature de fantaisie Morton » et avec l'énonciation d'une importation d'Ecosse, leur farine exclusivement fabriquée en France, les auteurs de Piot frères d'abord, et Piot frères euxmêmes ensuite, auraient commis une fraude; que pareil acte ne saurait engendrer un droit de propriété au profit de ceux-là mêmes qui s'en sont rendus coupables; que, dès lors, et les étiquettes mensongères de Piot frères eussent-elles bien été déposées comme ils le prétendent, cette formalité légale ne saurait investir les demandeurs d'un droit privatif; que, d'autre part, devenu lui-même dépositaire de la maison Morton précitée, il aurait pu valablement faire figurer sur ses propres étiquettes et sous telles formes de son choix, tant le nom de son déposant que la sincère énonciation de la provenance sans que la concurrence ainsi faite aux produits de Piot frères fût en aucune façon déloyale;

Mais attendu que le sieur Morton n'est point partie dans la cause, et qu'il appartenait à lui seul de reprocher, s'il y avait lieu, l'emploi prétendu de son nom et de sa signature;

Attendu, d'autre part, que s'il est incontestablement mauvais de désigner un produit sous le nom d'un pays dont il ne provient pas, il convient de reconnaître que les allégations de Carmouche à cet égard ne sont point quant à présent justifiées; qu'au surplus l'indication Gruau d'avoine d'Ecosse, dont Carmouche fait grief à Piot frères, n'est l'objet d'aucune demande en la cause, et qu'il n'y a lieu pour le Tribunal de tirer conclusion de ce moyen;

Et attendu qu'il est constant en fait qu'à la date du 2 mars 1874 il a été déposé par un sieur Coirre au greffe du Tribunal de commerce de la Seine différents dessins d'étiquettes destinées à la vente d'un produit désigné sous le nom de: Farine Morton; que Piot frères ont acheté le 11 décembre 1882 le droit à la propriété et à l'exploitation, avec la marque de fabrique y attachée, du même produit dépendant de la succession d'un sieur Hugot, qui le tenait lui-même du sieur Coirre sus nommé ; que le 30 janvier 1883, Piot frères ont fait un nouveau dépôt au greffe du Tribunal de commerce de la Seine, d'étiquettes destinées à la vente de ce même produit sous la même appellation; qu'il n'est point justifié ni même allégué que les défendeurs ou leurs auteurs aient antérieurement fait usage de cette appellation;

Attendu qu'en pareille matière, la priorité dans l'usage suffit à elle seule pour constituer la propriété d'un titre; que dès lors l'appellation de farine Morton doit être considérée comme la légitime propriété de Piot frères;

Et attendu que de l'examen des pièces soumises au Tribunal il appert que Carmouche a dûment connu le constant usage fait par Piot frères et leurs auteurs de l'appellation litigieuse; que devenu postérieurement dépositaire d'une maison anglaise

Morton, il a cherché et cherche encore à établir une confusion entre ses produits et ceux de Piot frères, en présentant les siens au public sous une apparence extérieure similaire de nature à tromper les acheteurs et notamment sous la rubrique Farine Morton; qu'il convient de faire cesser cette concurrence déloyale et de rappeler Carmouche au respect de la propriété de Piot frères, en lui faisant défense de se servir dudit titre;

Sur la demande en dommages-intérêts :

Attendu qu'il résulte de ce qui précède et des pièces soumises au Tribunal qu'en suite de ce qui précède et par la concurrence déloyale dont il s'agit Carmouche a causé sciemment à Piot frères un préjudice dont il leur doit réparation; que le Tribunal a les éléments d'appréciation nécessaires pour dire que cette réparation sera suffisamment faite par le paiement d'une somme de 1,000 francs; qu'il y a lieu d'obliger Carmouche au paiement de cette somme;

Par ces motifs,

Fait défense à Carmouche de se servir à l'avenir du titre < Farine Morton sur les étiquettes des boîtes contenant sa farine de gruau d'avoine;

Le condamne à payer à Piot frères 1,000 francs à titre de dommages-intérêts.

M. Carmouche a interjeté appel de ce jugement. De son côté, M. Morton, négociant en farines à Aberdeen, est intervenu au procès pour faire déclarer que c'est à tort qu'il avait été fait défense à son dépositaire d'user de son nom. M. Piot, à son tour, a formé une demande en garantie contre M. Hons Olivier, liquidateur judiciaire qui, après la mort d'Hugot, lui avait vendu le droit d'exploiter la farine Morton.

La Cour de Paris (30 ch.), sous la présidence de M. COTELLE, après avoir entendu Mes HUARD, POUILLET, CLUNET et LESOURD, avocats des parties et M. l'avocatgénéral BERTRAND en ses conclusions a rendu le 22 avril 1885 l'arrêt suivant:

LA COUR: En la forme: Considérant que J.-T. Morton intervient dans l'instance à l'appui des prétentions de Carmouche, à qui il aurait cédé le droit d'exploiter sous son nom une farine d'avoine dont il est fabricant et débitant en Angleterre; que la décision qui fait défense audit Carmouche de désigner cette denrée comme Farine Morton, forme un grave préjugé contre la faculté que J.-T. Morton soutient avoir d'employer la même désignation soit par lui-même soit par les tiers auxquels il donne commission à cet effet; que son intervention en cause d'appel est donc licite et régulière; que ses conclusions, tendant à faire interdire aux intimés l'usage du nom de Morton, sont recevables comme ayant le caractère d'une défense à l'action exercée contre Carmouche par les frères Piot; que ceux-ci se bornent à repousser lesdites conclusions sans formuler euxmêmes aucune demande contre J.-T. Morton;

Considérant, d'autre part, que Hons Olivier a été mis en cause par les intimés, comme pouvant leur devoir éventuellement la garantie de la cession qu'il leur a faite de la marque Farine Morton, en qualité d'administrateur de la succession Hugot; que, cependant, les frères Piot se sont bornés à des réserves relativement à cette garantie, laquelle ne saurait être débattue pour la première fois devant la cour, n'ayant pas été invoquée devant les juges du premier degré; qu'il convient donc de mettre hors de cause Hons Olivier ainsi qu'il le requiert, mais sans rien préjuger sur les recours qui seraient exercés ultérieurement contre lui par les intimés; et aucun moyen de nullité ni fin de recevoir, en la forme, n'ayant d'ailleurs été précisé ni plaidé contre l'appel, reçoit, en la forme, Carmouche appelant ; et vu la connexité, joint les causes sur ledit appel, et sur les interventions;

Au fond: En ce qui touche le nom de Morton: Considérant que la désignation Farine Morton, attribuée par les sieurs Coirre et Hugot, prédécesseurs des intimés, à un article de consommation vendu par eux dans des boîtes cylindriques et en fer blanc, n'a jamais été présentée au public comme une appellation purement arbitraire et fantaisiste telle que tout commerçant peut en adopter une dont il devient propriétaire exclusif aux conditions de dépôt déterminées par la loi ;

Que par le fac-simile de signature: Morton reproduit sur les étiquettes avec les mots: Morton's Meal, Coirre et ses successeurs ont induit leur clientèle à penser qu'ils avaient commission d'une personne nommée Morton pour détailler cette marchandise; mais que ce fait ne constitue point de la part des intimés le délit prévu par la loi du 28 juillet 1824 parce qu'il n'est point établi qu'en se couvrant du pseudonyme Morton, ils aient spéculé sur l'emprunt du nom d'une maison déterminée et connue en France; que la liberté du commerce leur a permis de recourir à une pareille fiction en tant qu'elle pouvait donner plus de relief à leur négoce, sans faire grief à aucune industrie rivale;

Considérant qu'il est constant, en fait, que depuis 1874, alors que J.-T. Morton ne traitait point d'affaires à Paris, et n'y entretenait aucun dépôt de farine, les intimés et leurs auteurs ont, à grands frais, fait acquérir une notoriété relativement importante à leurs boîtes dites: Farine Morton, en élevant au rang de spécialité pharmaceutique la farine d'avoine qui n'avait cours en Angleterre que comme un simple article d'épicerie; que pendant dix ans leur jouissance de ce titre, largement annoncée par les journaux, n'a été troublée par aucune compétition; qu'elle ne serait pas encore contestée à l'heure présente si Carmouche, après avoir acquis le fonds de pharmacie Hugot sous la réserve la plus expresse de la marque Farine Morton, laquelle était cédée séparément aux frères Piot, n'avait, contre toute bonne foi, conçu la pensée de s'emparer néanmoins de cette rubrique en se couvrant du concours de J.-T. Morton;

Considérant que, dans cet état, les intimės doivent être maintenus dans leur possession; que cependant, leur droit ne peut aller jusqu'à empêcher J. T. Morton, marchand de comestibles à Londres, et producteur de farines d'avoines à Aberdeen, de faire vendre cette farine à Paris par Carmouche sous le nom de Morton, qui est véritablement le sien;

Mais considérant qu'il serait injuste qu'à la faveur d'un traité tardivement obtenu de J.-T. Morton, Carmouche ait toute licence pour trafiquer d'une marchandise similaire à celle des intimés, sous une dénomination identique, sans qu'aucune différence ostensible permit aux acheteurs de distinguer les produits respectifs des deux établissements; qu'en conséquence, la marque choisie en dernier lieu par les intimės portant les mots : < farine Morton Paris, il échet d'astreindre l'appelant à ne point s'écarter de la formule qui figure sur les étiquettes de J.-T. Morton lui même, en Angleterre: « farine d'avoine d'Écosse de J.-T. Morton de Londres ou « d'Aberdeen, à son choix;

En ce qui touche la concurrence déloyale: Considérant qu'il résulte des documents de la cause et des débats que, par une imitation calculée des prospectus des intimés, de la forme et de l'aspect extérieur de leurs boîtes, de la couleur et du contexte de leurs étiquettes, Carmouche a cherché frauduleusement à profiter de la vogue acquise à la farine des frères Piot, en faisant naître dans l'esprit des acheteurs une confusion dommageable entre cette farine et celle qu'il exploitait comme correspondant de J.-T. Morton; que c'est évidemment dans ce but qu'il a fait usage, comme les intimés, de boîtes en métal brillant, tandis que J.-T. Morton ne se sert, à Londres, que de boîtes peintes, soit en rouge, soit en bleu, et qu'aux étiquettes jaunes adoptées par J.-T. Morton il en a préféré des blanches imprimées en rouge, très faciles à confondre avec celles des intimés; que de plus, c'est de mauvaise foi que, sur lesdites étiquettes, l'appelant s'attribue la qualité de successeur du sieur Hugot,

« PreviousContinue »