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Mais ce que je dois déplorer, c'est que même un des guides reconnus de la démocratie, qu'un homme qui s'est toujours dit ami du peuple, qui a possédé la confiance des masses, puisse s'égarer jusqu'à nous combattre par les sophismes les moins fondés et par des assertions peu honorables pour ce peuple qu'on dit toujours vouloir sauver, mais qu'en définitive on ne veut que gouverner.

Heureusement ce jeu trompeur des ambitions quelquefois bien intentionnées, mais toujours induites en erreur, restera dorénavant sans résultat. Nous sommes arrivés au point où le peuple reconnaîtra ses amis à un signe certain, à la volonté nettement exprimée, de se confondre dans ses rangs, sans aucune arrière-pensée de se servir d'une fausse humilité comme d'un marchepied pour dominer sur tous. Il repoussera ceux qui viendront lui dire : « Au milieu de tes législateurs je serai ton flambeau, ta providence! >> Ses seuls amis seront ceux qui lui crieront : « Défie-toi des impuissances, des faiblesses individuelles; que l'individu reste dans son rôle naturel; la collectivité seule peut sauver la collectivité; le peuple ne peut avoir d'autre guide que le peuple entier. »

C'étaient là les premières réflexions que suscita en moi la brochure de Louis Blanc, intitulée : Plus de Girondins, travail par lequel l'ancien membre du gouvernement provisoire se proclame adversaire de la Législation directe par le peuple, comme l'avaient déjà fait, mais avec plus de mesure, MM. de Girardin et Anatole Leray. En effet, M. de Girardin ne rejette que conditionnellement la nouvelle doctrine; il l'écarte parce qu'il croit avoir trouvé mieux ; Louis Blanc, au contraire, n'en veut dans aucun cas, il se retranche dans le régime parlementaire, déclarant nettement qu'il n'en veut pas sortir.

Nous allons répondre aux attaques de ces hommes distingués; mais dans leur intérêt aussi bien que dans celui

de la démocratie, nous aurions voulu que notre tâche ne fût pas aussi facile qu'elle l'est réellement.

Les objections qui ont été soulevées se rapportent, en partie, au principe de la Législation directe, en partie à la possibilité de sa réalisation; mais j'observe que Louis Blanc seul a voulu prouver cette prétendue impossibilité d'exécution, en s'entêtant à comprendre mal une explication écrite en un français, sinon élégant, du moins parfaitement clair. Commençons par les objections émises contre le principe lui-même. Que le lecteur me pardonne si j'entre dans quelques questions assez inutiles à traiter, mais ce sont mes adversaires qui m'y obligent en les soulevant. Je dois les suivre sur leur terrain.

Je crois qu'aucun démocrate ne me contredira si j'établis d'abord que le droit ne se fabrique pas, ne se fait pas, qu'il existe indépendamment de notre volonté, planant audessus de l'humanité comme règle toujours invariable, promulguée par la nature elle-même.

En cela je suis d'accord avec Émile de Girardin qui dit avec Destutt de Tracy:

« Que les lois de la nature existent antérieurement et supérieurement aux nôtres, que le juste fontamental est ce qui leur est conforme, et que l'injuste radical est ce qui leur résiste; et que, par conséquent, nos lois postérieures doivent, pour être réellement bonnes, être conséquentes à ces lois plus anciennes et plus parfaites. »

Je suis encore d'accord avec Louis Blanc qui écrit, en invoquant le grand nom de J.-J. Rousseau :

« Vous m'avez appris que ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel par la nature des choses, indépendamment des conventions humaines. »

Je suis enfin de l'avis de M. Anatole Leray qui constate la même vérité dans plusieurs passages de ses articles publiés par le journal la Presse.

Mais ce n'est pas assez de reconnaître que le droit naturel, absolu, existe; il faut savoir le lire, l'interpréter; et cette interprétation peut-on l'abandonner dans la société actuelle aux lumières et à la volonté de chaque individu pris isolément? Il est incontestable que non! car la différence des positions, les préjugés, les vices créés par une organisation basée sur l'exploitation du plus grand nombre par le plus petit, et par-dessus tout l'intérêt particulier excité outre mesure et devenu presque conviction par le temps, ont tellement faussé les notions les plus simples du droit naturel que chacun se fait facilement un droit à son usage exclusif, depuis le noble qui voudrait écraser le vilain de corvées jusqu'au prolétaire qui réclame, avec moi, le droit au travail et le droit au sol. Proclamez donc dans le moment actuel l'abolition de toute interprétation sociale du droit; remplacez donc cette interprétation sociale par l'interprétation individuelle, et, dans un clin d'oeil, la société ne sera qu'un amas de débris. Après avoir traversé une crise épouvantable, elle devra recommencer l'œuvre de la civilisation, mille travaux, mille expériences qui nous font toucher presqu'à notre but final.

Louis Blanc et Émile de Girardin ne contestent nullement cette nécessité d'une interprétation sociale du droit; mais M. Leray a l'air de ne pas partager cette opinion, quoiqu'en définitive il soit parfaitement de mon avis. Pour déblayer le terrain de la discussion et pour procéder méthodiquement, je crois nécessaire de le démontrer.

Après avoir attaqué vivement, et dans plusieurs articles, toute interprétation sociale du droit, M. Leray conclut dans la Presse du 18 mai de la manière suivante :

<«< Que reste-t-il à faire en présence de cette situation?

<< Entrer hardiment dans la voie de la transformation sociale indiquée dans notre premier article; conclure à

l'association libre et volontaire en politique comme en religion.

« Le fédéralisme des opinions et des partis, tel que nous venons le proposer, c'est l'affranchissement du despotisme de l'État en même temps que du despotisme féodal ou des majorités démocratiques. C'est, en un mot, l'inauguration du règne de la liberté et de l'indépendance de cha

cun.

« Ce but fixé, mettons tout en œuvre pour mobiliser les éléments sociaux, afin qu'ils puissent s'unir par attraction et sympathie et non plus adhérer par la force de coaction ou de la violence extérieure.

<< Que les cosaques de la France puissent aller se ranger sous le sceptre de Nicolas; que les républicains, à leur tour, ne soient pas contraints d'aller fusiller leurs confrères d'Italie; que les légitimistes puissent s'entendre pour relever un trône à l'objet de leur culte et de leurs hommages; mais que, de leur côté, les partisans des réformes sociales puissent largement et facilement travailler à la réalisation pratique de leurs idées et de leurs projets. Faisons justice de toutes ces inventions de publicistes de cour, d'historiens vendus, de philosophes de fait qui ont subordonné le droit et la raison aux frontières, aux octrois, aux cours de fleuves et aux chaînes de montagnes. A bas tous ces mensonges politiques, tous ces prétendus droits nationaux, internationaux, droits de genre, de famille, de classe et de règne, arbitrairement tracés par les naturalistes de la diplomatie sur la carte de l'humanité.

« .... Nous croyons proposer la seule forme d'organisation politique et gouvernementale relativement rationnelle et vraie à cette époque d'évolution anarchique, sceptique et négative, protestante et révolutionnaire, dans laquelle nous nous trouvons. »

Tout ceci est clair et précis. Quelques petits scrupules

naissent bien chez M. Leray et lui font dire quelques lignes plus bas :

« Nous savons que si la théorie est absolue, la pratique est essentiellement relative; que si l'une ne se préoccupe que du point d'arrivée, l'autre est obligée de tenir compte du point de départ. »

Mais cette restriction est tellement vague, qu'elle laisse complétement debout ce qui la précède. D'ailleurs, notre adversaire lui-même a soin d'informer notre ami V. Hennequin qu'il n'entend s'occuper que de la « société actuelle, >> que des systèmes d'une application immédiate, instantanée. » En un mot, il croit que sa théorie est « la théorie du moment. >>

Dès aujourd'hui donc et pour l'avenir plus d'interprétation sociale du droit, plus de législature! Mais par votre proposition ainsi motivée, avez-vous en effet écarté cette interprétation sociale que vous voulez détruire? Quant à moi, je le nie, et je vous le prouverai par une question fort simple. Après avoir aboli aujourd'hui même toute législature, que ferez-vous de la législation actuelle? que ferezvous du Code civil, du Code pénal, des Codes de procédure? Les laisserez-vous subsister, ou les abolirez-vous en bloc? Si vous les laissez en vigueur, vous conservez une interprétation sociale du droit, l'interprétation actuelle, napoléonienne; vous gardez la pire de toutes, c'est-à-dire une interprétation qui serait immuable, éternelle avec tous ses défauts, points de mire constants de la démocratie.

Avouez, M. Leray, que vous ne vous êtes pas occupé de ce côté de la question! Ou vous vous êtes engagé impitoyablement à décréter l'abrogation immédiate des Codes, vous voulez qu'ils tombent avec la législature; ou bien vous êtes en contradiction avec vous-même, et malgré votre haine contre toute interprétation sociale du droit, vous allez rejoindre, après un vaste détour, les ennemis de tout

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