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LIVRE DEUXIÈME.

La Législation directe par le peuple et Ledru-Rollin.

(Mars 1851.)

La Voix du Proscrit a publié dans son numéro du 16 février un article de Ledru-Rollin qui paraît vouloir résumer dans ce travail ses opinions politiques du moment. J'avoue que la lecture de cette profession de foi, lancée dans le monde après la publicité donnée à l'idée de la Législation directe, a produit sur moi une impression pénible; je l'avoue d'autant plus ouvertement que ma qualité d'Allemand me met parfaitement à l'aise vis-à-vis du célèbre montagnard dans un pays où il a obtenu de la démocratie plus de deux millions de suffrages. Aucune considération ne m'empêche donc de faire mon devoir, tout en protestant de mon estime et de ma sympathie pour l'illustre proscrit que je ne désespère pas de voir et bien prochainement dans les rangs, ou plutôt à la tête des nôtres. Pour amener ce résultat, il est clair qu'il faut discuter, qu'il faut prendre la plume pour lui prouver qu'il est encore à côté de la vérité.

LÉGISLATION DIRECTE.

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Ledru-Rollin est parfaitement d'accord avec Considerant et moi sur le point principal, sur le principe de la souveraineté du peuple. Comme nous, il veut éviter dorénavant l'escamotage de ce principe; il veut l'application véritable, il veut le principe et ses conséquences.

Mais quelles sont ces conséquences naturelles, inévitables, logiques du principe de la souveraineté du peuple? C'est ici que l'accord cesse entre nous. On sait que je rejette, moi, toute représentation, toute délégation, quelle qu'elle soit, du pouvoir législatif. Dans mon système, le peuple est tout, le reste n'est rien; c'est le peuple qui a l'initiative de l'ordre du jour, qui délibère, qui fait sortir la loi d'une manière organique des discussions mêmes. Sa volonté n'est enchaînée nulle part, pas même par l'obligation de délibérer sur un projet de loi préparé d'avance.

Ledru-Rollin, au contraire, nous donne une corporation de mandataires qui ne seront que de véritables représentants au petit pied, en attendant qu'ils le redeviennent tout à fait. Ce corps législatif propose les projets de lois qui, pour devenir lois, doivent être acceptés par la nation. Il rend des décrets qui seront exécutés sans être soumis à la sanction du peuple, parce que le peuple « est censé les approuver.» « Son silence, continue Ledru-Rollin avec Robespierre, est pris pour une approbation. Il est impossible qu'un gouvernement ait d'autres principes. Ce consentement est exprimé ou tacite; mais dans aucun cas la volonté souveraine ne se représente, elle est présumée. »

Eh bien! où est-elle donc la différence entre vos mandataires et les représentants du peuple actuels? Que font ceux-ci, sinon présumer ou feindre de présumer toujours que la volonté du peuple est bien rendue par la leur? Oui, dans votre système le représentant est tout, le peuple n'est rien, et je le prouverai.

D'abord, quelle est la part que, dans la législation, vous

faites au peuple qui acceptera les lois, et à l'Assemblée des mandataires qui rendra les décrets? Vous nous l'apprenez vous-même.

<< Pas d'exagération, dites-vous, la question étant réduite aux termes dans lesquels elle a été posée par la Convention, le peuple votant les lois et l'Assemblée des délégués pourvoyant, par des décrets, aux nécessités secondaires, combien de fois suppose-t-on que le peuple aurait, dans l'année, à exercer son droit? Bien rarement, sans aucun doute, lorsque les principes primordiaux fixant ses destinées auront été posés par lui. »

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Voilà ce qui est clair! Les principes primordiaux formeront le sujet des lois, le reste sera formulé dans les décrets. Mais à quoi bon faire préparer des projets de lois par une assemblée quand on sait d'avance que ces projets de lois seront détestables? Ne voyez-vous donc pas ce qui se passe autour de vous? Y a-t-il encore un homme politique en Europe qui ignore dans ce moment que les Assemblées sont incapables de faire une bonne loi sur un sujet quelconque? Cette circonstance que le travail de vos mandataires reste à l'état de projet jusqu'après l'acceptation par le peuple ne changera évidemment rien à l'imperfection de ce travail; la nation rejetterait et rejetterait donc toujours, ou elle serait obligée d'accepter, de guerre lasse, de fort détestables lois. Il n'y a nul espoir de changer cet état de choses. « La bonne foi en législation, disais-je en septembre passé dans la Démocratie pacifique, est incompatible avec l'intérêt particulier; ce dernier se réfléchit dans toutes les lois qui sortent du sein d'une corporation de législateurs, chambre ou conseil d'État, quelque nom qu'elle puisse porter..... Un des plus grands avantages de la Législation directe, c'est qu'elle ramène la science législative à son véritable point de départ; elle fait sortir la loi des discussions mêmes, en faisant trancher d'abord par tout le peu

ple la question de principe et en descendant ensuite pas à pas dans le détail des questions subordonnées. Les projets de lois préparés par des commissions deviennent par bonheur impossibles dans ce système, car leur admission nécessiterait aussi l'admission de toute proposition tendant à les améliorer. Or, avec la faculté de faire des amendements, toute Législation directe, on le comprend, ne serait qu'un rêve brillant, une utopie. Pour l'homme de bon sens, ce ne sera pas une des moindres raisons qui parlent en faveur de la Législation par le peuple, que cette circonstance, qu'elle n'est exécutable qu'en suivant la seule voie sûre, vraie, que l'on doive choisir pour créer de bonnes lois. Chaque projet de loi produit par une commission quelconque ne vaut rien par cela même qu'il n'est pas l'œuvre de l'esprit général et qu'il porte nécessairement le cachet de l'intérêt de ceux qui l'ont rédigé. »

Encore une fois, Ledru-Rollin croit-il que le rejet successif de dix, de vingt mauvaises lois sur un seul et même sujet forcera l'Assemblée de faire taire l'intérêt, d'avoir de l'esprit et de marcher bien? Ce serait une singulière illusion! L'Assemblée ferait ce qu'elle fait toujours; elle ne ferait rien, ou plutôt elle ne ferait pas de lois et rendrait de fort sots décrets.

D'un autre côté, à quoi servirait-il de fixer nous-mêmes les principes primordiaux sans pouvoir régler les questions subordonnées, ou, comme dit Ledru-Rollin, sans pourvoir aux nécessités secondaires. L'expérience de soixante ans ne nous apprend-elle pas ce qui arrive infailliblement dans ce cas? Assez de principes primordiaux se trouvent formulés dans presque toutes les constitutions, dans presque toutes les lois fondamentales de l'Europe; ils sont fixés en bloc par ces lois, mais on les renverse, on les ruine en détail par ce que vous appelez décrets. Introduire votre système, c'est faire proclamer par le peuple la liberté

de la presse pour la faire détruire ensuite par des décrets parlementaires sur la vente des journaux, sur le timbre, les brevets d'imprimeurs et tout cet attirail de compression forgé dans les assemblées législatives; c'est faire acclamer par le peuple le suffrage universel, pour faire exclure ensuite par un décret des mandataires la vile multitude; c'est faire publier par le peuple les droits de l'homme pour faire établir un peu après par une décision de la chambre l'état de siége, et cela sous le prétexte de sauver la patrie et la civilisation.

Mais allons jusqu'au bout. Où est la ligne de séparation exacte que vous tirerez entre la loi et le décret? Comment préviendrez-vous les conflits de compétence entre vos deux pouvoirs législatifs, conflits de compétence que la malveillance naturelle de vos mandataires ne manquera pas de faire naître à chaque instant? Et à qui restera l'avantage dans ces conflits? est-ce à l'Assemblée qui sera toujours là, tenant dans sa main la force armée et l'administration? ou est-ce au peuple qui ne se réunira que bien rarement (1)?

A l'homme qui réfléchit, il ne restera aucun doute. Le système de Ledru-Rollin, s'il était réalisé, s'il pouvait être réalisé après une révolution victorieuse, ensevelirait encore une fois la démocratie sous les ruines de la liberté. Il laisse subsister le mal, c'est-à-dire la délégation; en un mot, il n'est pas ce que vous voulez qu'il soit; il n'est pas le gouvernement direct du peuple par le peuple. L'étiquette est mensongère. J'en donnerai la preuve par celui même sur lequel Ledru-Rollin veut s'appuyer; je la donnerai par

(1) Louis Blanc, en transcrivant ce qui précède, pour s'en servir dans sa critique du système de Ledru-Rollin, dit :

« La Démocratie pacifique, sur ce point, vous a répondu si péremptoirement que je ne saurais mieux faire que de la citer. » (Plus de Girondins, page 99.)

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