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cet esprit de justice ne se révèlent que bien rarement chez les prétendus représentants que, outre l'intérêt de classe, l'orgueil et les préjugés aveugleront toujours. Qui ne sait avec quelle intelligente spontanéité les masses résolvent des questions qui occupent durant des siècles l'esprit ergoteur des classes supérieures, tout en restant éternellement indécises?«< Comment voulez-vous, nous disait un de nos adversaires, homme de lettres, dans une discussion publique sur la Législation directe; comment voulez-vous, par exemple, que le peuple décide cette grave question de la séparation de l'État et de l'Église, question à laquelle nos plus célèbres savants n'ont pas encore donné de véritable solution?» Une légère rumeur d'ironie agite l'assemblée; un ouvrier demande la parole. « Le peuple, dit-il, décidera tout simplement que ceux qui veulent prier peuvent payer leurs prières, que la religion est une affaire privée. »

En politique, cette même supériorité des masses sur les classes dominantes est incontestable, et nous en donnerons un exemple frappant; nous le choisissons de manière que l'on ne puisse pas nous faire le reproche de ne citer que des questions de solution facile, comme le serait, par exemple, la malencontreuse intervention dans les États romains qui, certes, n'aurait pas été permise par le peuple français, s'il avait été consulté.

En 1848, je faisais partie du parlement révolutionnaire de Francfort, appelé par les Allemands le Vorparlament. On venait de décréter la formation d'une constituante allemande, de faire une loi d'élection pour cette constituante et de fixer le jour de sa convocation. Cette tâche remplie, on proposait la prorogation du parlement, en laissant à Francfort une commission de surveillance de cinquante membres. Effrayé d'une immense faute que la révolution allait commettre, je montai à la tribune. « Vous venez de créer, disais-je, un parlement chargé de faire une consti

tution pour toute l'Allemagne; mais, dans quelques jours, le roi de Prusse convoquera à Berlin une constituante pour donner une constitution à une fraction de l'Allemagne, à la Prusse; l'empereur d'Autriche, de son côté, fera délibérer une assemblée composée d'Allemands, de Polonais, d'Italiens, sur une constitution autrichienne destinée à une deuxième fraction du pays. Le peuple allemand peut-il envoyer des députés avec un mandat indéterminé dans toutes les directions et laisser faire pour un seul peuple diverses constitutions sans ensemble et ayant la même validité? Prenons la décision que le parlement de Francfort sera la seule assemblée qui puisse délibérer, ou, si vous ne voulez pas aller aussi loin, décidons au moins que les assemblées déjà naissantes de Berlin et de Vienne ne pourront être ouvertes que lorsque l'assemblée de Francfort aura achevé sa tâche. Si vous agissez différemment, si vous tolérez des constituantes rivales à Berlin et à Vienne, les deux puissants monarques s'appuieront sur ces assemblées pour vous perdre, tout en invoquant votre assistance pour détruire l'autorité de la représentation du peuple à Berlin et dans la capitale de l'Autriche. »

Eh bien! parmi les cinq cent soixante et quatorze membres du parlement, il ne se trouva personne pour me soutenir, personne pour comprendre l'importance de ma proposition, pourtant si simple, si naturelle. On ne me laissa pas même le temps de m'étendre suffisamment sur le danger dans lequel on allait faire périr la révolution.

Nous nous séparâmes. Le peuple, lui, qui aime toujours ce qui est simple et clair, comprenait ma proposition; il l'avait comprise par intuition, il l'avait faite avec moi, pour ainsi dire, témoin les adresses que la démocratie prussienne envoya à Berlin pour empêcher ou retarder la convocation de l'Assemblée prussienne. Mais le gouvernement, profitant habilement du péché d'omission commis

à Francfort, s'empressa de poser un fait accompli, destiné à ruiner l'omnipotence de l'œuvre des habiles politiques du Vorparlament. L'Assemblée de Berlin siégeait avant la réouverture de l'église Saint-Paul; dès lors, l'issue de la révolution allemande ne pouvait plus être douteuse.

Les classes supérieures, les spécialités, nous les avons vues au travail de la législation depuis soixante siècles. Où sont-elles, les lois qui peuvent contenter le peuple? est-ce que tout n'est pas à fondre, à refaire? Parcourez le dernier grand œuvre des légistes européens, le projet de code pénal pour le royaume de Prusse. Les hommes de loi les plus distingués de la savante Allemagne se sont occupés de ce code durant dix années entières, et cependant il les couvre de honte et de mépris par toutes les indignités, toutes les iniquités qu'il renferme et qui ont leur source principale dans la mauvaise volonté, dans l'intérêt personnel (1). Le peuple, lui, se trompera peut-être quelquefois; mais à part la facilité de réparer ses erreurs, dont il sentira bientôt le poids et qu'aucune tyrannie n'éternisera plus, il ne pourra jamais se tromper autant que le ferait une assemblée de légistes ou de citoyens quels qu'ils soient. Croit-on, par exemple, que le peuple le plus arriéré, s'il devait faire une loi d'hérédité, consacrerait jamais par son vote le droit d'aînesse, qui existe depuis six mille ans, grâce aux législateurs de toute espèce, et qui depuis quelque temps a regagné même du terrain, ayant été rendu aux familles nobiliaires de la province prussienne du Rhin? Croit-on que ce peuple ne modifierait pas même encore profondément les dispositions moins déraisonnables du code civil français?

Un des plus grands avantages de la Législation directe,

(1) Nous parlons du projet de code pénal publié en 1847.

(Remarque de l'auteur.)

c'est qu'elle ramène la science législative à son véritable point de départ; elle fait sortir la loi des discussions mêmes, en faisant trancher d'abord la question de principe et en descendant ensuite pas à pas dans le détail des questions subordonnées. Les projets de loi préparés par des commissions deviennent par bonheur impossibles dans ce système, car leur admission nécessiterait aussi l'admission de toute proposition tendant à les améliorer. Or, avec la faculté de faire des amendements, toute Législation directe, on le comprend, ne serait qu'un rêve brillant, qu'une utopie.

Pour l'homme de bon sens, ce ne sera pas une des moindres raisons qui parlent en faveur de la législation par le peuple, que cette circonstance qu'elle n'est exécutable qu'en suivant la seule voie sûre, vraie, que l'on doive choisir pour créer de bonnes lois. Chaque projet de loi, produit par une commission quelconque, ne vaut rien par cela même qu'il n'est pas l'œuvre de l'esprit général, et qu'il porte nécessairement le cachet de l'intérêt de ceux qui l'ont rédigé.

On craindra peut-être que les présidents des sections ne sachent pas partout bien poser les questions dans l'ordre exigé par la Législation directe. Mais n'avons-nous pas la presse qui s'emparera de toutes les matières avant l'époque fixée pour les débats, qui les tournera dans tous les sens, qui, en un mot, aidera à guider ceux qui le cas serait rare n'auraient pas le bon sens nécessaire pour bien poser quelques questions de principe? C'est sous la Législation directe que la presse commencera à remplir la plus belle partie de sa mission, et, comme les choses bonnes en elles-mêmes se soutiennent, se fortifient, la presse éclairera bien souvent le peuple-législateur, et la Législation directe relèvera, moralisera la presse, dont les colonnes ne seront plus souillées par les efforts industriels

des partis parlementaires, cherchant à s'arracher mutuellement la direction des affaires.

Beaucoup de personnes nous feront encore l'objection que toute discussion dans les sections assemblées dégénérera en tumulte, en désordres de tout genre. Si vous aviez suivi attentivement les réunions populaires, dirons-nous à ces adversaires, vous auriez eu l'occasion d'observer que le peuple délibère avec bien plus de tranquillité, avec bien plus de dignité que nos assemblées législatives dont les écarts sont assez connus de l'Europe scandalisée. La raison en est facile à comprendre. Le peuple ne possède pas cette vanité des classes supérieures qui ne veut jamais avoir tort; il n'a pas une réputation plus ou moins usurpée d'homme d'État, d'orateur, d'écrivain, à soutenir ou à perdre. Les masses écoutent généralement tous les avis, et toujours j'ai remarqué qu'elles n'hésitaient pas à sacrifier même l'orateur favori au premier venu qui savait donner de meilleures raisons. D'ailleurs, la Législation directe, c'est la mort de la personnification des principes législatifs et administratifs dans les hommes; l'animosité personnelle devra, par conséquent, faire place à l'enthousiasme pour les principes et les choses mêmes, et l'enthousiasme de cette nature a fait naître, de tout temps, de véritables merveilles.

Nous voici arrivés à la seconde objection:

2. Le peuple aurait-il le temps de faire lui-même les lois?

L'objection que nous allons combattre vient ordinairement de la part des personnes qui suivent fort peu la marche des sociétés et de la législation qui les régit. Voyant qu'aujourd'hui les choses les plus simples dans l'ordre moral et matériel livrent matière à dix lois, que nous avons des collections de cinquante mille, de cent mille

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