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En un mot pour dispenser son Maire de France d'être législateur et par conséquent despote, il se précipite dans la plus grande des erreurs, dans une aberration qu'il avait su éviter jusqu'ici. Il proclame, comme M. Leray, l'abolition de toute interprétation sociale du droit et l'autonomie illimitée de l'individu.

Moi aussi je veux l'autonomie de l'individu : mais je n'ai garde de me laisser aveugler par l'égoïsme et de sous-entendre l'univers ou une partie plus ou moins notable de l'univers, quand je dis moi.

C'est ainsi pourtant que procèdent beaucoup de démocrates partisans d'une fausse autonomie de l'individu. Il n'y a que le plus ou le moins qui les distingue de nos monarques s'écriant avec fierté : « Le pays, c'est moi!» Moi, c'est moi et mon domaine, c'est moi et mon champ, balbutient avec une certaine honte ces démocrates. Autonomie pour moi et mon domaine! pour moi et mon champ! pour moi et ma motte! pour moi et ma taupinière !

Halte-là! mes amis. Votre moi, c'est votre corps depuis la plante des pieds jusqu'au bout de vos cheveux. Ayez l'autonomie en ce qui le concerne, je n'y ai rien à redire.

Mais dès que vous posez votre pied sur le sol, vous cesserez d'être autonome et nous vous ferons compter avec la société. La terre n'est pas vous ; elle n'est pas moi; arrière votre interprétation individuelle du droit! je la respecte peut-être comme opinion, mais je la récuse comme décision et je vous oppose mon opinion, l'opinion de tout le monde. J'exige, en peu de mots, une interprétation sociale du droit et vous n'avez pas à vous plaindre. Elle est de nécessité absolue, elle ne peut pas être éludée.

En vain vous me répondrez: « Il suffit de savoir distinguer ce qui est essentiellement collectif de ce qui est essentiellement individuel, ce qui est nécessairement public de ce qui est naturellement privé... L'Etre collectif est celui

qui fait et possède ce que ne peut pas faire et posséder l'Étre individuel; l'Etre individuel est celui qui fait et possède ce que ne peut pas faire et posséder l'Être collectif. En conséquence de ce principe, rien de ce qui se peut faire par la puissance individuelle ne doit se faire par la puissance collective (1). »

<< Il suffit de savoir! » mais est-ce que chacun ne le sait pas à sa guise? Vous croyez, par exemple, vous, à la nécessité de l'appropriation individuelle du sol; mais n'y a-t-il pas des communistes qui réclament le sol pour la collectivité? Supporteront-ils votre administration basée sur l'appropriation individuelle, votre administration qui sera pour eux la pire de toutes les interprétations du droit naturel, parce qu'elle a la prétention d'être éternelle et de tuer même l'espérance? Ils monteront donc à l'assaut de votre Mairie de France avec tout ce qui a du cœur, et s'ils ont le talent d'entraîner les masses, elle aura cessé de vivre.

Et ne croyez pas qu'il soit besoin de glaner dans les partis extrêmes pour vous prouver que l'accord n'existe nulle part dans cette immense question de ce qui doit être collectif et individuel. Il y a scission profonde jusque dans les moindres choses.

<< Chaque citoyen, dit M. de Girardin, ne peut posséder une fraction de route nationale, un bout de chemin communal, » donc les voies de communication, selon lui, appartiennent au domaine de l'État, elles sont collectives.

Mais ignore-t-il donc que toute une école d'économistes enseigne hautement le contraire et demande l'exécution de toutes les voies de communication par l'activité privée? ignore-t-il que cette école veut en faire la propriété des sociétés d'actionnaires? Étendez ce principe avec conséquence aux grandes routes et aux rues encore à construire

(1) La Politique universelle, pagc 322.

dans les villes, accordez aux promoteurs de ce principe (comme quelques-uns d'entre eux l'ont déjà proposé) la vente des voies de communication déjà achevées par l'État, et il arriverait que celui qui n'aurait pas un sou dans sa poche, pour payer le droit de passage, ne pourrait plus mettre le pied devant sa porte; que celui qui ne pourrait plus payer son loyer devrait, faute d'une voie publique, inventer l'art de planer dans les airs sans même pouvoir reposer de temps en temps, comme l'oiseau, sur la cime d'un arbre ou de quelque rocher.

Est-ce assez indiquer dans quel dédale vous vous lancez, et que s'il y a des gens qui veulent que tout soit collectif, il y en a d'autres qui étendent avidement une main rapace vers les derniers atomes de terre qui jusqu'à ce jour ont échappé à leur avidité de propriétaire? Il n'y a même pas d'exception pour la force armée, qui du temps de François Ier, de l'empereur Maximilien, de Charles-Quint, était une propriété particulière. George Frundsberg et quelques autres capitaines de lansquenets allemands et suisses étaient les véritables maîtres de l'Europe; les princes les plus puissants n'étaient que des jouets qu'ils dédaignaient de briser. Le connétable de Bourbon marchant sur Rome avec les bandes de Frundsberg, et cent autres événements semblables, le démontrent assez.

Faute d'un accord général, faute d'une notion innée et invariable chez tout le monde de ce qui doit être collectif ou individuel, il faudrait que quelqu'un se chargeât de tirer la ligne de séparation. Serait-ce votre Maire de France? Cela constituerait une tyrannie insupportable et vous n'oseriez pas aller aussi loin. Est-ce que ce serait une assemblée de représentants? Vous n'en voulez pas. Le peuple, enfin, ferait-il cette besogne? Mais ce serait la Législation directe; le peuple devrait discuter, voter et prendre des décisions. Et ce n'est pas tout; la volonté du peuple serait

elle encore demain ce qu'elle est aujourd'hui? Personne ne pourrait le supposer. Il faudrait donc prévoir à chaque instant de nouvelles manifestations de la volonté populaire; il faudrait enfin la Législation directe dans toute sa plénitude.

IV

OBJECTIONS DE LOUIS BLANC CONTRE LA LÉGISLATION DIRECTE. RÉFUTATION.

« Quand une nouvelle idée se produit, dit Louis Blanc dans son livre des Girondins, que faut-il faire?

« L'accepter à la hâte? C'est le tort des esprits légers. « La repousser à priori? C'est le tort des intelligences épaisses.

« Il faut l'examiner. »

Mais Louis Blanc est-il bien resté fidèle à cette maxime, lorsque, seul de tous les hommes éminents de l'ancienne démocratie, il a attaqué le système de la Législation directe proposé par Considerant et moi (1)? Je pense que non. Et pourtant je ne le range ni parmi les esprits légers, ni parmi les intelligences épaisses: Louis Blanc, pour moi, est un homme prévenu, fortement, aveuglément prévenu contre toute initiative sociale, n'ayant pas sa source dans l'individualisme de Louis Blanc lui-même.

Je n'ai pas mission de défendre le système gouverne

(1) A cette époque le livre de Proudhon : Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, n'était pas encore imprimé.

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