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de toutes nos opérations. Je pense d'ailleurs que les principes de celte constitution sont gravés dans le cœur de tous les hommes, et dans l'esprit de la majorité des Français ; que ce n'est point de la tête de tel ou tel orateur qu'elle est sortie, mais du sein même de l'opinion publique qui nous a précédés et qui nous a soutenus: c'est à la volonté de la nation qu'il faut confier sa durée et sa perfection, et non à l'influence de quelques-uns de ceux qui la représentent en ce moment. Si elle est votre ouvrage, n'est-elle plus le patrimoine des citoyens qui ont juré de la défendre contre tous ses ennemis? N'est-elle pas l'ouvrage de la nation qui l'a adoptée? Pourquoi les assemblées de représentans choisis par elle n'auraient-ils pas droit à la même confiance? Et quelle est celle qui oserait la renverser contre sa volonté ? Quant aux prétendus guides qu'une assemblée pourrait transmettre à celles qui la suivent, je ne crois point du tout à leur utilité. Ce n'est point dans l'ascendant des orateurs qu'il faut placer l'espoir du bien public, mais dans les lumières et dans le civisme des assemblées représentatives. L'influence de l'opinion publique et de l'intérêt général diminue en proportion de celle que prennent les orateurs; et quand ceux-ci parviennent à maîtriser les délibérations, il n'y a plus d'assemblée, il n'y a plus qu'un fantôme de représentation. Alors se réalise le mot de Themistocle, lorsque, montrant son fils enfant, il disait: Voilà celui qui gouverne la Grèce ; ce marmot gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce. Ainsi une nation de 25 millions d'hommes serait gouvernée par l'assemblée représentative, celle-ci par un petit nombre d'orateurs adroits; et par qui les orateurs seraient-ils gouvernés quelquefois? (On applaudit.) Je n'ose le dire, mais vous pourrez facilement le deviner. Je n'aime point cette science nouvelle qu'on appelle la tactique des grandes assemblées, elle ressemble trop à l'intrigue; et la vérité, la raison, doivent seules régner dans les assemblées législatives. (On applaudit.).

Je n'aime pas que des hommes habiles puissent, en dominant une assemblée par ces moyens, préparer, assurer leur domina

tion sur une autre, et perpétuer ainsi un système de coalition qui est le fléau de la liberté. J'ai de la confiance en des représentans qui, ne pouvant étendre au-delà de deux ans les vues de leur

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pays et l'humanité, de mériter l'estime et l'amour des citoyens dans le sein desquels ils sont sûrs de retourner à la fin de leur mission. Deux années de travaux aussi brillans qu'utiles sur un 'tel théâtre suffisent à leur gloire; si la gloiré, sì le bonheur de placer leurs noms parmi ceux des bienfaiteurs de la patrie ne leur suffit pas, ils sont corrompus, ils sont au moins dangereux; il faut bien se garder de leur laisser les moyens d'assouvir un autre genre d'ambition. Je me défierais de ceux qui, pendant quatre ans, resteraient en butte aux caresses, aux séductions royales, à la séduction de leur propre pouvoir, enfin à toutes les tentations de l'orgueil ou de la cupidité. Ceux qui me représentent, ceux dont la volonté est censée la mienne, ne sauraient être trop rapprochés de moi, trop identifiés avec moi; sinon, loin d'être la volonté générale, la loi ne sera plus que l'expression des caprices ou des interêts particuliers de quelques ambitieux ; les représentans ligués contre le peuple, avec le ministère et la cour, deviendront des souverains, et bientôt des oppresseurs. (On applaudit.) Ne dites donc plus que s'opposer à la réélection, c'est violer la liberté du peuple. Quoi ! est-ce violer la liberté que d'établir les formes, que de fixer les règles nécessaires pour que les élections soient utiles à la liberté. Tous les peuples libres n'ont-ils pas adopté cet usage; n'ont-ils pas surtout proscrit la réélection dans les magistratures importantes, pour empêcher que sous ce prétexte les ambitieux ne se perpétuassent par l'intrigue, par l'habitude et la facilité des peuples? N'avez-vous pas vous-mêmes déterminé des conditions d'éligibilité? les partisans de la réélection ont-ils alors réclamé contre ces décrets? Or, faut-il que l'on puisse nous accuser de n'avoir cru à la liberté indéfinie en ce genre, que lorsqu'il s'agissait de nous-mêmes, et de n'avoir montré ce scrupule excessif que lorsque l'intérêt public exigeait la plus salutaire de toutes les règles qui peuvent en diriger l'exercice?

, seront forcés de la borner à la gloire de servir leur

Cette restriction injuste, contraire aux droits de l'homme, et qui ne tourne point au profit de l'égalité, est une atteinte portée à la liberté du peuple: mais toute précaution sage et nécessaire que la nature même des choses indique, pour protéger la liberté contre la brigue et contre les abus du pouvoir des représentans, n'est-elle pas commandée par l'amour même de la liberté ? Et d'ailleurs n'est-ce pas au nom du peuple que vous faites les lois ? C'est mal raisonner que de présenter vos décrets comme des lois dictées par des souverains à des sujets. C'est la nation qui les porte elle-même par l'organe de ses représentans. Dès qu'ils sont justes et conformes aux droits de tous, ils sont toujours légitimes. Or, qui peut douter que la nation ne puisse convenir des règles qu'elle suivra dans ses élections pour se défendre ellemême contre l'erreur et contre la surprise. Au reste, pour ne parler que de ce qui concerne l'assemblée actuelle, j'ai fait plus que de prouver qu'il était utile de ne point permettre la réélection; j'ai fait voir une véritable incompatibilité fondée sur la nature même de ses devoirs. S'il était convenable de paraître avoir besoin d'insister sur une question de cette nature, et j'ajouterais encore d'autres raisons, il importe de ne point donner lieu de dire que ce n'était point la peine de tant presser la fin de notre mission pour la continuer, en quelque sorte, sous une forme nouvelle. Je dirais surtout une raison qui est aussi simple que décisive. S'il est une assemblée dans le monde à qui il convienne de donner le grand exemple que je propose, c'est sans contredit celle qui, durant deux années entières, a supporté des travaux dont l'immensité et la continuité semblaient être audessus des forces humaines.

Il est un moment où la lassitude affaiblit nécessairement les ressorts de l'âme et de la penséc; et lorsque ce moment est arrivé, il y aura au moins de l'imprudence pour tout le monde à se charger encore pour deux ans du fardeau des destinées d'une nation. Quand la nature même et la raison nous ordonnent le repos, pour l'intérêt public autant que pour le nôtre, l'ambition ni même le zèle n'ont point le droit de les contredire. Athlètes victorieux, mais fatigués, laissons la carrière à des successeurs

frais et vigoureux, qui s'empresseront de marcher sur nos traces, sous les yeux de la nation attentive, et que nos regards seuls empêcheraient de trahir leur gloire et la patrie. Pour nous, hors de l'assemblée législative, nous servirons mieux notre pays qu'en restant dans son sein. Répandus sur toutes les parties de cet empire, nous éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières, nous propagerons partout l'esprit public, l'amour de la paix, de l'ordre, des lois et de la liberté. (On applaudit à plusieurs reprises.)

Oui, voilà dans ce moment la manière la plus digne de nous et la plus utile à nos concitoyens, de signaler notre zèle pour leurs intérêts. Rien n'élève les âmes des peuples, rien ne forme les mœurs publiques comme les vertus des législateurs. Donnez à vos concitoyens ce grand exemple d'amour pour l'égalité, d'attachement exclusif au bonheur de la patrie; donnez-le à vos successeurs, à tous ceux qui sont destinés à influer sur le sort des nations; que les Français comparent le commencement de votre carrière avec la maniêre dont vous l'aurez terminée, et qu'ils doutent quelle est celle de ces deux époques où vous vous serez montrés plus purs, plus grands, plus dignes de leur confiance.

Je n'insisterai pas plus long-temps; il me semble que pour l'intérêt même de cette mesure, pour l'honneur des principes de l'assemblée, cette motion ne doit pas être décrétée avec trop de lenteur. Je crois qu'elle est liée aux principes généraux de la rééligibilité des membres des législatures; mais je crois aussi qu'elle en est indépendante sous d'autres rapports; mais je crois que les raisons que j'ai présentées sont tellement décisives, que l'assemblée peut décréter dès ce moment que les membres de l'assemblée nationale actuelle ne pourront être réélus à la première législature. (L'assemblée applaudit à plusieurs reprises.— La très-grande majorité demande à aller aux voix.)

L'assemblée ordonne à la presque unanimité l'impression du discours de M. Robespierre.

On demande de nouveau à aller aux voix.

M. le Chapelier monte à la tribune. L'assemblée est longtemps agitée. La très-grande majorité demande que la discussion soit fermée.

M. Baumetz. Je demande à parler contre la proposition de fermer la discussion, et quoique je voie un très-grand désir d'aller aux voix, je demande à présenter des observations contradictoires. (Il s'élève beaucoup de murmures.) Il y a longtemps que je suis averti qu'on a l'intention d'enlever cette question par un mouvement. (Les murmures recommencent.) C'est & cause qu'on en appelle aux vertus de l'assemblée, que je veux en appeler à sa raison. Je demande qu'elle soit en garde contre la séduction même de la vertu. Si ce sont de fortes considérations qui frappent l'assemblée, les raisons qui la déterminent subsisteront demain comme aujourd'hui. (La très-grande-majorité se lève et demande à aller aux voix.) Il y a différens projets sur cette matière.... Il y a des amendemens à proposer.... (Un très-grand nombre de voix: Non, non.)

M. Custine. Il est aisé de voir que les opposans veulent être réélus. (On applaudit.)

M. Toulongeon. On tâcherait en vain de nous accuser de séduction; c'est la force de la raison qui nous entraîne. Je demande que la bonne action que nous allons faire ne soit pas retardée. (La grande majorité se lève de nouveau pour aller aux voix.)

M. le Chapelier, toujours à la tribune, insiste pour obtenir la parole.

La discussion est fermée à la presque unanimité.

M. Rewbell. Je demande qu'on ajoute par amendement la question de savoir si les membres des législatures suivantes pourront être réélus. (Il s'élève beaucoup de murmures.)

L'assemblée consultée décrète à la presque unanimité que ses membres ne pourront être élus à la première législature.

L'assemblée se retire au milieu de ses propres applaudissemens.-Les tribunes sortent en silence.]

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