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leur loyauté et aussi par leur violence plus militaire que parlementaire, écrivait de Londres à Roederer, en possession de la faveur du premier consul, le 11 avril 1802:

« Monsieur,

« Nous avons été collègues dans la même assemblée; c'était en 1789 et nous sommes en 1802. Vous étiez dans un parti, moi dans un autre. Vous êtes vainqueur, je suis vaincu et, qui plus est, soumis :

L'univers a cédé ; cédons, mon cher Zamore.

« Vous m'avez peut-être vu capable d'un mouvement de colère; je ne l'ai jamais été d'une mauvaise action, je ne l'ai jamais été d'un manque de parole.

J'ai aujourd'hui douze ans de plus. Je les ai passés à faire des portraits, c'est-à-dire à exercer ma patience, en même temps que celle des autres.

« J'ai une femme à revoir, trois grands enfants à connaître. Toute ma politique est là désormais. Rendez-les-moi et rendez-moi à eux. Faites qu'on me reçoive Calais et que j'y trouve un ordre qui m'envoie promener en Bourgogne. Ce ne sera pas tout à fait pour moi la Côte-d'Or; mais j'y aurai ma femme, mes enfants, un toit, encore quelques arpents de terre, etje vous jure que vous n'entendrez parler de moi que quand je vous remercierai du bien que vous nous aurez fait à tous. « Vous me demanderez pourquoi j'ai imaginé de m'adresser à vous plutôt qu'à un autre ; c'est, Monsieur, parce que je me rappelle votre figure, que j'entends souvent prononcer votre nom, et que je lis quelquefois vos écrits, quoique je ne sois pas un grand lecteur. Or, j'entends dire, et cela me paraît vrai, que vous parlez un langage de sagesse, de conciliation, d'humanité, de générosité. Par Dieu ! Monsieur, daignez m'appliquer tous ces sentiments-là, car je vous confie que j'ai de l'émigration par-dessus là tête. Tirez-m'en, de grâce, faites mon affaire, excusez mon style et éprouvez mon cœur. Salut et respect. « Faucigny. »

Panton Street, no 22 Leicester square, London

--

Faucigny, mi

niature painter 1. »

1 M. de Lucinges-Faucigny. Œuvres du comte Roederer, publiées par son fils,

t. III, p. 312.

III.

Quelques détails sont maintenant nécessaires sur les documents que nous avons admis dans notre recueil, et ceux que nous en avons exclus.

Sur l'histoire politique et publique, sur l'histoire intime de l'émigration, les témoignages ne manquent pas, et depuis quelques années se sont accrus au point de constituer, à la disposition de l'auteur du récit difinitif un ensemble de matériaux suffisant pour les fondations et la charpente de son édifice.

Mais pour un recueil réduit aux dimensions d'un volume, notre choix n'était pas entièrement libre. Il devait se porter de préférence sur les relations de peu d'étendue, les moins connues et les plus caractéristiques. Il est difficile à un recueil de ce genre de sortir des témoignages anecdotiques; mais c'est avec des anecdotes, qui sont la menue monnaie de l'histoire, qu'on fait l'histoire elle même.

Négligeant donc les documents d'ensemble, de trop d'étendue, tels que le Journal de Suleau, les deux volumes de la Correspondance des émigrés, publiés par ordre du gouvernement conventionnel, les Voyages et aventures des émigrés imprimés en l'an III chez Prudhomme, nous nous en sommes tenus à la série des Mémoires; et dans cette série les limites étroites qui nous étaient imposées nous ont forcés d'écarter les Mémoires de Puisaye.

Le lecteur qui voudra approfondir le sujet, y suivre telle ou telle piste, par exemple celle des négociations

rivales de M. de Calonne et du baron de Breteuil, ou celle des intrigues du comte d'Antraigues, à la vie si agitée, à la mort si tragique, ou se rendre compte des vicissitudes de la doctrine des émigrés, tantôt féodale et absolue avec le comte d'Artois, tantôt libérale et constitutionnelle avec Monsieur (et dans l'attitude de ce dernier, il y a eu bien des variations), ce lecteur plus curieux aura à lire en les comparant les histoires générales de la Révolution, lest travaux plus spéciaux de M. de Montrol, de M. de Bourgoing et de M. de Sybel, et cette correspondance de Louis XVI, Marie-Antoinette, madame Élisabeth, où M. Feuillet de Conches a tiré des papiers de MM. de Raigecourt et de Flaschlanden tant de pièces précieuses. Pour le côtémilitaire de l'émigration, il devra des renseignements utiles aux ouvrages de MM. d'Ecquevilly, Théod. Muret et Crétineau-Joly. Les Mémoires et correspondances de Mallet du Pan sont remplis de renseignements décisifs sur la lutte, pour la direction de l'émigration, des royalistes constitutionnels, des monarchiens, contre les royalistes absolus, des modérés contre les enragés.

Dans la série des Mémoires il en est beaucoup auxquels nous n'avons pas touché, parce qu'ils étaient trop connus, comme ceux de Chateaubriand, de Mme de Staël, du comte de Tilly, etc., ou déjà imprimés dans cette collection même, comme ceux de, Madame de Genlis et du marquis de Bouillé, ou n'appartenaient pas au domaine public, comme les études biographiques sur Mme de Montagu et Mme de la Fayette, les Souvenirs si intéressants du comte de Neuilly, et ceux de Mme de Lage de Volude, dame de la princesse de Lamballe, publiés par le baron de la Morinerie; d'autres enfin parce que leur valeur histo

b.

rique ou leur attrait littéraire ne méritaient pas une réimpression, comme les Mémoires de Diane de Polignac, qui ne sont que l'oraison funèbre de sa sœur, les Mémoires secrets de Montgaillard, pamphlet d'un intrigant mercenaire, ou ce Témoignage d'un royaliste du fils de Cazotte, où nous n'avons été arrêtés que par ce qui touchait au mariage et à la mort de sa sœur, l'héroïque Élisabeth.

Ayant ainsi rendu compte de nos éliminations volontaires ou forcées, nous n'avons plus qu'à justifier nos choix.

Nous avons trouvé curieuse, historiquement et littérairement parlant et projetant sur le caractère de son auteur la lumière d'une de ces circonstances critiques, d'un de ces événements décisifs qui jugent les hommes, la Relation de son départ furtif du Luxembourg et de son voyage accidenté à Bruxelles et à Coblentz, en compagnie du fidèle d'Avaray, due à la plume de Monsieur, comte de Provence, futur Louis XVIII lui-même.

Nous donnons cette relation caractéristique d'après l'édition de 1823, publiée du vivant de son royal auteur'.

Nous avons attribué la seconde place au Journal d'Olivier d'Argens, gentilhomme breton, trouvé sur son cadavre dans un des combats qui ont précédé la capture de Charrette en 1796 2.

Ce journal, dans sa forme familière, naïve, presque rustique, nous fournit la note juste des sentiments, des préjugés, des illusions dont était animée cette partie de

1 Relation d'un voyage à Bruxelles et à Coblentz, 1791, Paris, Beaudɔin fièrcs, éditeurs, 1823, in-8°.

2 Paris, Ladvocat, 5 janvier 1824, in-8".

la noblesse provinciale qui émigra pour se battre, sans ambition sans vanité, parce qu'elle avait gardé la religion étroite de la monarchie, et une sorte d'horreur superstitieuse de la révolution. D'Argens partit avec un léger pécule dans sa ceinture, demeura pauvre, simple, chaste, brave, n'obtint aucun grade, et mourut de la mort obscure du soldat, mélancoliquement heureux peut-être, d'être délivré par la mort du souci de vivre, et de s'endormir dans la foi de ses pères, sans l'avoir blasphémée.

Nous reproduisons, en troisième lieu, dans un extrait copieux, comprenant tout ce qui intéresse notre sujet, les Souvenirs de l'émigration ou Mémoires du marquis de Marcillac, colonel d'état-major, sous-préfet de Villefranche, commissaire du roi dans le Midi à l'époque des Cent jours'.

Ces Mémoires nous apprennent les illusions généreuses qui furent un des mobiles de l'émigration et que l'auteur caractérise heureusement du mot de « vertige d'honneur ». Ils nous apprennent aussi les déceptions qui attendaient la plupart des chevaliers errants de la légitimité, dont quelques-uns, comme M. de Marcillac, avaient fini, en 1812, par accepter une sous-préfecture et n'obtinrent guère mieux, à la Restauration, de ce gouvernement, obligé de compter avec tant de nécessités, de difficultés, et qui dut ériger en système politique l'ingratitude si naturelle aux hommes et particulièrement aux princes. Les détails que M. de Marcillac nous donne sur les négociations ou plutôt les commissions souvent aventureuses dont il fut chargé, et sur la part décevante prise par l'Espagne dans les af

1 Paris, Beaudouin frères, libraires, 1825, in-8°.

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