Page images
PDF
EPUB

tendre amitié pour moi; et si je peins la situation de son âme bien différente de ce qu'elle était en effet, c'est que je la peins, non telle qu'elle était, mais telle que je la voyais. Cependant nous ne renonçâmes pas pour toujours à notre projet; mais, ayant du temps devant nous, nous nous mîmes à y réfléchir, et nous ne tardâmes pas à reconnaître qu'il était défectueux en plusieurs points, surtout en ce que nous comptions partir tous ensemble, et il fut arrêté, d'après l'avis de d'Avaray, que nous nous séparerions. Il se chargea d'avoir une diligence pour lui et moi. Il s'occupa également du déguisement qui m'était nécessaire; il me prit lui-même. la mesure d'une perruque mais comme il ne pouvait pas tout faire par lui-même, il me demanda si je ne pouvais pas lui donner quelqu'un pour l'aider. Je lui indiquai Peronnet, et je lui proposai, comme j'avais fait au mois de novembre précédent, de le mettre dans notre confidence. Il ne le voulut pas, et il se contenta de le charger, en ne lui disant que des choses assez vagues, des détails relatifs à mon habillement, se réservant de l'instruire davantage, par la suite, suivant le degré de confiance qu'il lui paraîtrait mériter.

D'un autre côté, il survint des choses qui nous inquiétèrent, soit que notre projet eût été un peu éventé, soit que tout simplement nos geôliers fussent devenus plus soupçonneux. Nous remarquâmes qu'on nous épiait avec plus de soin, et que M. de Romeuf, aide-de-camp de M. de La Fayette, venait de temps en temps se promener dans les cours du Luxembourg. Nous sûmes aussi que la ville de Valenciennes, par laquelle nous comptions passer, et qui jusque-là avait été une des plus tranquilles du royaume, était totalement changée; qu'on y arrêtait les voyageurs; qu'on les fouillait; que quelques personnes y avaient même été maltraitées. Voyant, par la première observation, qu'il nous serait difficile de partir de chez madame de Balbi, comme nous l'avions d'abord projeté, elle s'occupa, mais sans succès, à chercher une maison de campagne aux environs de Paris. Madame de Maurepas refusa de lui prêter sa maison de Madrid; M. d'É

tioles, qui avait d'abord envie de louer sa maison à Neuilly, se rétracta; milady Kerry s'avisa de louer celle de madame de Boufflers à Auteuil, et les gens d'affaires du comte d'Artois refusèrent de prêter Bagatelle sans son autorisation, ou du moins sans celle de M. de Bonnières, qui pour lors était allé le trouver à Ulm. Cela ne laissait pas que de nous embarrasser. Cependant madame de Balbi s'était précautionnée, à telle fin que de raison, d'un passe-port en toute règle pour aller à Spa. Et dans l'hypothèse que le moment était prochain, elle avait songé à emprunter la maison de M. de Fontette qui donne sur le jardin du Luxembourg, et par où nous pouvions facilement sortir sans être aperçus. Elle reçut, à la fin de mai, des nouvelles qui l'engagèrent à aller passer quelques jours à Bruxelles. La Reine, à qui je demandai si elle avait quelques ordres à lui donner pour M. de Mercy, me demanda à son tour si elle comptait rester longtemps au Pays-Bas; et sur ce que je lui dis qu'elle n'y passerait que dix ou douze jours: Tant mieux, me dit-elle, mais que cela ne soit pas plus long. Elle partit le jour de l'Ascension (2 juin). Je comptais qu'elle reviendrait la veille de la Pentecôte; mais au lieu de cela, je reçus une lettre d'elle, où elle me marquait que son retour était différé. On sent bien qu'en son absence d'Avaray ne s'oubliait pas, et pour ce qui regarde Madame, il est bon de dire ici, une fois pour toutes, que madame Gourbillon, sa lectrice, était chargée de tout, et qu'elle s'en est acquittée avec autant d'intelligence que de succès.

Le lundi de la Pentecôte, en revenant de la messe, la Reine me dit : « Le roi a donné l'ordre pour aller à la procession de « la Fête-Dieu, à Saint-Germain-l'Auxerrois; ayez l'air d'en « être bien fàché. » Ce peu de mots me fit d'abord impression; mais elle ne dura guère. Je restai jusqu'au jeudi sans revoir la Reine en particulier, et, ce jour-là, elle me déclara que le départ était fixé au lundi suivant. J'espérais que d'Avaray viendrait à mon coucher; mais son cabriolet ayant cassé, il n'y vint pas. Le vendredi matin, je lui écrivis de venir à six heures; il s'y rendit : « Faut-il graisser nos bottes?

-

« me dit-il en entrant. Oui, lui répondis-je, et pour « lundi. » Alors, nous entrâmes en détails et nous examinâmes trois points principaux: 1° La manière de sortir du Luxembourg; 2° celle de sortir de Paris; 3° la route que nous tiendrions pour sortir du royaume. Il était fort en peine du premier de ces points, parce qu'il ne connaissait pas tous les détails de mon appartement, et qu'il ne me croyait d'issue que par mon antichambre, ce qui était impossible; ou par le jardin, ce qui était fort difficile. Je le rassurai promptement, en lui faisant connaître ce que j'appelle mon petit appartement, et qui communique absolument avec le grand Luxembourg, où il n'y avait pas de garde nationale. (Je ne le lui avais pas fait connaître plus tôt, parce que mon projet n'était pas d'en faire usage, comptant partir de chez madame de Balbi ou de la campagne.) Je ne peux pas m'empêcher de m'arrêter ici pour admirer comment, pendant plus de vingt mois que j'ai habité Paris, cette issue, qui était connue de plusieurs de mes gens, n'a pas même été soupçonnée par mes geôliers, et comment je ne l'ai pas fait connaître moi-même, en m'en servant, dans le temps de la plus forte persécution, pour aller à ma chapelle, qui est au grand Luxembourg.

Cette difficulté levée, il en restait une autre : c'était la voiture dont nous nous servirions pour aller gagner celle du voyage; car, nous ne songeâmes même pas à faire venir celle-ci au Luxembourg. Un fiacre était bien ce qu'il y avait de plus sûr, mais ils n'entraient pas dans la cour du Luxembourg, et jamais d'Avaray ne voulut consentir, quelque bien déguisé que je pusse être, que je sortisse à pied. Il fallait donc choisir du carrosse de remise ou du cabriolet, et nous préférâmes le premier, parce que indépendamment de ce que je suis un peu trop lourd pour monter ou descendre facilement d'un cabriolet, il faut un homme pour le garder, et cela ne nous convenait pas. Ce point arrêté, nous agitâmes s'il valait mieux sortir de Paris avec des chevaux de louage, ou en poste, et nous nous décidâmes pour la poste: 1o parce que c'est la manière la moins suspecte de voyager; 2o parce qu'en prenant des chevaux de louage, il aurait fallu placer

des relais sur la route, ou demander un ordre pour avoir des thevaux de poste; le premier parti eût été suspect, et le second eût pu l'être aussi; et de plus, il ajoutait un rouage à une machine que nous pensions, avec raison, qu'on ne pouvait trop simplifier.

Enfin nous nous occupâmes de la sortie du royaume. Je pensais qu'il nous fallait un passe-port; mais la difficulté était de l'avoir sans nous compromettre. Ma première idée fut d'envoyer chercher Beauchêne, médecin de mes écuries, qui avait des rapports avec M. de Montmorin et M. de La Fayette, et de lui dire que deux prêtres non sermentaires de ma connaissance, effrayés de ce qui venait si récemment de se passer aux Théatins, voulaient sortir du royaume, sous le nom de deux Anglais, et que je le chargeais de faire avoir un passc-port au bureau de M. de Montmorin. D'Avaray ne goùta pas cette idée; il me représenta que Beauchêne, qui est fin, pourrait avoir quelques soupçons de ce que nous avions tant d'intérêt de cacher, et j'abandonnai ce projet; mais d'Avaray, qui connaît beaucoup mylord Robert-Fitz Geraid, me dit qu'il tâcherait d'obtenir un passe-port par son moyen. Quant à la route à tenir, mon premier projet était de passer par Douai et Orchies; mais après plus de réflexions, je résolus de faire passer Madame par cette route, comme la plus sûre, et je dis à d'Avaray que le lendemain nous arrêterions la nôtre.

En le quittant, je me rendis aux Tuileries, où la Reine me communiqua le projet de déclaration que le Roi avait préparé, et qu'il venait de lui remettre. Nous le lûmes ensemble; j'y trouvai quelques incorrections de style: c'était un petit inconvénient; mais, outre que nous trouvâmes la pièce un peu trop longue, il y manquait un point essentiel, qui était une protestation contre tous les actes émanés du Roi pendant sa captivité. Après le souper, je lui fis quelques observations sur son ouvrage : il me dit de l'emporter, et de le lui rendre le lendemain. Le samedi, je me mis, dès le matin, au travail le plus ingrat qui existe, qui est celui de corriger l'ouvrage d'un autre, et de faire cadrer les phrases que j'étais obligé

« me dit-il en entrant. - Oui, lui répondis-je, et pour «<lundi. » Alors, nous entrâmes en détails et nous examinâmes trois points principaux: 1o La manière de sortir du Luxembourg; 2° celle de sortir de Paris; 3o la route que nous tiendrions pour sortir du royaume. Il était fort en peine du premier de ces points, parce qu'il ne connaissait pas tous les détails de mon appartement, et qu'il ne me croyait d'issue que par mon antichambre, ce qui était impossible; ou par le jardin, ce qui était fort difficile. Je le rassurai promptement, en lui faisant connaître ce que j'appelle mon petit appartement, et qui communique absolument avec le grand Luxembourg, où il n'y avait pas de garde nationale. (Je ne le lui avais pas fait connaître plus tôt, parce que mon projet n'était pas d'en faire usage, comptant partir de chez madame de Balbi ou de la campagne.) Je ne peux pas m'empêcher de m'arrêter ici pour admirer comment, pendant plus de vingt mois que j'ai habité Paris, cette issue, qui était connue de plusieurs de mes gens, n'a pas même été soupçonnée par mes geôliers, et comment je ne l'ai pas fait connaître moi-même, en m'en servant, dans le temps de la plus forte persécution, pour aller à ma chapelle, qui est au grand Luxembourg.

Cette difficulté levée, il en restait une autre : c'était la voiture dont nous nous servirions pour aller gagner celle du voyage; car, nous ne songeâmes même pas à faire venir celle-ci au Luxembourg. Un fiacre était bien ce qu'il y avait de plus sûr, mais ils n'entraient pas dans la cour du Luxembourg, et jamais d'Avaray ne voulut consentir, quelque bien déguisé que je pusse être, que je sortisse à pied. Il fallait donc choisir du carrosse de remise ou du cabriolet, et nous préférâmes le premier, parce que indépendamment de ce que je suis un peu trop lourd pour monter ou descendre facilement d'un cabriolet, il faut un homme pour le garder, et cela ne nous convenait pas. Ce point arrêté, nous agitâmes s'il valait mieux sortir de Paris avec des chevaux de louage, ou en poste, et nous nous décidâmes pour la poste: 1° parce que c'est la manière la moins suspecte de voyager ; 2o parce qu'en prenant des chevaux de louage, il aurait fallu placer

« PreviousContinue »